{"id":1229,"date":"2020-04-30T08:00:55","date_gmt":"2020-04-30T06:00:55","guid":{"rendered":"https:\/\/www.eren.ch\/barc\/?p=1229"},"modified":"2020-04-29T17:41:11","modified_gmt":"2020-04-29T15:41:11","slug":"bavardages-impromptus","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/www.eren.ch\/barc\/2020\/04\/30\/bavardages-impromptus\/","title":{"rendered":"Bavardages impromptus"},"content":{"rendered":"

En ce temps de confinement o\u00f9 nous d\u00e9crochons le t\u00e9l\u00e9phone pour prendre des nouvelles ou discuter un moment, le peintre Jean-Fran\u00e7ois Favre – bien connu dans la r\u00e9gion sous le nom de Fagus<\/em> – partage ses r\u00e9flexions autour de cet appareil qui est nous est si familier.<\/p>\n

Le t\u00e9l\u00e9phone… de l’usage qu’on en fait<\/h2>\n

Le peintre impressionniste Edgar Degas est n\u00e9 en 1834, l’ann\u00e9e o\u00f9 on a obtenu les premi\u00e8res liaisons \u00e0 distance par le son. Mais ce n’est qu’\u00e0 partir de 1880 que l’usage s’en est r\u00e9pandu.
\n\u00c0 ce propos, j’aime rappeler ce mot de Degas (1834-1917) rest\u00e9 c\u00e9l\u00e8bre. Alors qu’il \u00e9tait invit\u00e9 chez un jeune peintre parisien, leur entretien fut interrompu par une sonnette insolite \u00e0 laquelle le jeune homme r\u00e9agit promptement. Lorsqu’il vint se rasseoir aupr\u00e8s du vieux peintre, celui-ci lui demanda: \u00ab\u00a0qu’est-ce que c’\u00e9tait cette sonnette?\u00a0\u00bb Tout glorieux, le jeune s’exclama: \u00ab\u00a0mais c’est le t\u00e9l\u00e9phone!… J’ai le t\u00e9l\u00e9phone!\u00a0\u00bb – \u00ab\u00a0Alors quoi?\u00a0\u00bb – s’\u00e9cria Degas – \u00ab\u00a0\u00e7a sonne et vous courez comme un larbin?!\u00a0\u00bb
\nDegas, il est clair, ne s’\u00e9l\u00e8ve pas contre l’introduction du t\u00e9l\u00e9phone comme moyen de communication, s’il intervient vivement c’est pour nous rendre attentifs \u00e0 l’usage qu’il conviendra d’en faire…<\/p>\n

Rapidement, en un si\u00e8cle, ce nouvel outil, cet appareil, est devenu indispensable au fonctionnement de la vie moderne. Pour le meilleur et pour le pire.<\/p>\n

Aujourd’hui…<\/h2>\n

Plus besoin de menue monnaie, plus d’appel \u00e0 la centrale<\/em>, plus de \u00ab\u00a0trois minutes sont \u00e9coul\u00e9es, veuillez verser la taxe indiqu\u00e9e\u00a0\u00bb. Et les enfants d’aujourd’hui ne sauront pas de quoi il s’agit, si vous parlez des cabines t\u00e9l\u00e9phoniques publiques<\/em> disparues tout r\u00e9cemment. \u00c0 leur sujet, quel joli petit recueil il y aurait \u00e0 \u00e9crire…<\/p>\n

Solitaire…<\/h2>\n

Vieux, et m\u00eame nonag\u00e9naire, je n’aurai jamais eu, et n’aurai aucun autre moyen de communication que le t\u00e9l\u00e9phone, fixe. C’est vous dire combien cet appareil m’est pr\u00e9cieux.
\nSi nous le voulons bien, le t\u00e9l\u00e9phone nous permet d’\u00e9chapper \u00e0 ce p\u00e9nible \u00e9tat de d\u00e9pression o\u00f9 nous risquons de sombrer par moment… h\u00e9las…<\/p>\n

Solidaires…<\/h2>\n

C’est toujours avec \u00e9tonnement que je me rem\u00e9more ce qui m’est arriv\u00e9 dans le temps qui a suivi le d\u00e9c\u00e8s de ma femme. Le jour, je me r\u00e9fugiais \u00e0 l’atelier. Mais \u00e0 chaque fin de journ\u00e9e, et la lumi\u00e8re d\u00e9clinant, j’appr\u00e9hendais ce moment o\u00f9 l’on se sent faible, errant dans le silence absolu de l’appartement vide, en attente de quelqu’un \u00e0 qui parler…
\n\u00c0 partir d’ici, je comprendrais tout \u00e0 fait que vous ne puissiez me suivre… et pourtant…<\/p>\n

Le soir du 10 novembre 2006, vers six heures le t\u00e9l\u00e9phone sonna. C’\u00e9tait un vieil ami, pas press\u00e9 du tout, et qui semblait heureux de raviver tout ce que nous avions v\u00e9cu, les trois, ensemble. Il m’entretint pendant pr\u00e8s d’une heure. \u00c0 peine m’\u00e9tais-je remis \u00e0 brasser ma soupe qu’\u00e0 nouveau, le t\u00e9l\u00e9phone sonna. Elle<\/em> me parla, disons, d’autre chose. Et longuement aussi. Puis pour la troisi\u00e8me fois, \u00e0 huit heures, je re\u00e7us encore l’appel d’une toute jeune amie de mon \u00e9pouse. Il ne m’a jamais \u00e9t\u00e9 possible de me mettre \u00e0 table avant neuf heures.
\nEt vous me croirez ou ne pourrez me croire si je vous dis qu’il en a \u00e9t\u00e9 ainsi jusqu’au d\u00e9but du mois de f\u00e9vrier, semaines et dimanches, de six \u00e0 neuf heures, sans interruption.<\/p>\n

Je n’ai jamais cherch\u00e9 \u00e0 savoir s’il s’agissait d’une cha\u00eene organis\u00e9e. Personne n’y a fait allusion. Par ailleurs personne ne m’a non plus dit: \u00ab\u00a0\u00e7a fait bien une heure que j’essaie de t’atteindre mais c’est toujours occup\u00e9…\u00a0\u00bb \u00ab\u00a0N’est-ce pas \u00e9trange?\u00a0\u00bb me direz-vous… Tr\u00e8s \u00e9trange, oui.
\nPeu importe. J’ai pr\u00e9f\u00e9r\u00e9, je pr\u00e9f\u00e8re garder le souvenir de ces soir\u00e9es pleines \u00e0 craquer. Quelle solide solidarit\u00e9 et quelle constance dans la dur\u00e9e. \u00c7a, \u00e7a ne s’oublie pas.
\nQuel r\u00e9confort que ces \u00e9changes t\u00e9l\u00e9phoniques envelopp\u00e9s de merveilleux et de… myst\u00e8re.<\/p>\n

\u00c0 r\u00e9sidence<\/h2>\n

Elle a toujours \u00e9t\u00e9 de nature enjou\u00e9e, astucieuse, optimiste. Mais voici trois ans, elle a d\u00fb entrer dans un home. Je suis all\u00e9 la voir de temps \u00e0 autre. Jamais assez.
\nIl y a trois semaines, au t\u00e9l\u00e9phone, elle me d\u00e9crit son monde, devenu fantomatique. Les soignants sont devenus des robots. Ils sont stress\u00e9s, froids, inaccessibles. Sous ces longs habits blancs, avec ces gants, sous ces masques, avec ces yeux vides et des voix \u00e0 peine audibles, elle ne parvient m\u00eame plus \u00e0 discerner si elle a devant elle un homme ou une femme. C’est le choc.
\nProfond\u00e9ment angoiss\u00e9e, et juste avant de reposer l’appareil, elle a dit: \u00ab\u00a0s’il te pla\u00eet, s’il te pla\u00eet, continue \u00e0 m’appeler… que je puisse continuer de croire que ce que nous nous sommes confi\u00e9 n’a pas \u00e9t\u00e9 que pur mirage.\u00a0\u00bb<\/p>\n

Quelques jours… et elle avait retrouv\u00e9 ses esprits et sa voix claire. Les soignants \u00e9taient redevenus aimables et aimants, et si gentils ses petits-enfants et enfants, chaque jour au bout du fil, me faisant l’\u00e9loge de son bon lit blanc et de sa chambre si lumineuse ce matin-l\u00e0.<\/p>\n

Le t\u00e9l\u00e9phone, comme la photographie, nous r\u00e9v\u00e8le des fragments de r\u00e9alit\u00e9 impr\u00e9visibles, voire m\u00eame des souffles venus de la grande r\u00e9alit\u00e9 invisible.
\nTout derni\u00e8rement, \u00e0 bout de souffle, elle n’\u00e9tait que soupirs…<\/p>\n

Intrus et bienvenus<\/h2>\n

Nous sommes nombreux \u00e0 nous regimber contre l’intrusion des t\u00e9l\u00e9phone commerciaux. Cent pour cent d’avis d\u00e9favorables \u00e0 mon compteur.
\n\u00c9tant solitaire une grande partie de mon temps chez moi, j’ai observ\u00e9 que la fr\u00e9quence des appels t\u00e9l\u00e9phoniques de mon entourage est tr\u00e8s variable. Par exemple, le dimanche l’appareil est extr\u00eamement silencieux. Les mois de janvier et f\u00e9vrier \u00e9galement. Calmes. Trop calmes. Au point qu’il m’arrive de savourer la voix de l’une ou l’autre d\u00e9marcheuses publicitaires. C’est d’ailleurs \u00e0 cette \u00e9poque-l\u00e0, l’ann\u00e9e derni\u00e8re, que j’ai envisag\u00e9 d’adopter une attitude diff\u00e9rente \u00e0 l’\u00e9gard de celles et ceux qui font partie, par d\u00e9finition, des intervenants ind\u00e9sirables<\/em>. La raret\u00e9 des appels familiers et d’autre part la surprise que produit une voix inconnue, avec son ton personnel, ses variations au cours de la conversation, m’ont amen\u00e9 \u00e0 communiquer diff\u00e9remment – au moins un tant soit peu.<\/p>\n

Pr\u00e9c\u00e9demment, pendant un certain temps, je prenais plaisir \u00e0 plaisanter. Par exemple:
\n– Vous \u00eates bien Monsieur Favre?
\n– Peut-\u00eatre. Je ne sais plus tr\u00e8s bien. Vous \u00eates si nombreux \u00e0 me le demander que je me mets \u00e0 en douter…<\/p>\n

– Vous \u00eates bien Monsieur Favre?
\n– Je n’aime pas qu’on m’appelle comme \u00e7a, \u00e7a me met mal \u00e0 l’aise. J’ai deux autres noms. L’un d’eux est mon pr\u00e9f\u00e9r\u00e9, l’autre m’est encore inconnu.<\/p>\n

– Vous \u00eates bien Monsieur Jean-Fran\u00e7ois Favre?
\n– Comme nous sommes quatorze \u00e0 nous nommer ainsi en Romandie, veuillez m’indiquer l’adresse de celui \u00e0 qui vous d\u00e9sirez parler.<\/p>\n

Parler est un besoin. L’\u00e9coute, un don.<\/h2>\n

Parfois aussi, j’ai menti. \u00c0 la question type: Je suis bien chez… ? j’ai invent\u00e9.
\n– Non! Vous \u00eates chez Monsieur Guy Vallat.
\n– Comment?!?
\n– Vous \u00eates chez Monsieur \u00ab\u00a0qui va l\u00e0…\u00a0\u00bb
\n– Oh! Excusez-moi.
\nTermin\u00e9.<\/p>\n

Malgr\u00e9 cela, trop souvent ces entretiens se finissaient mal: brusquement, s\u00e8chement voire incivilement.
\nPour nous tous, ces contacts oraux d\u00e9pendent beaucoup de notre humeur du moment, de la fatigue d’une pleine journ\u00e9e de travail, de la pression de l’entourage et de l’environnement. Nous ne pouvons pas constamment \u00eatre disponibles et… nous n’avons pas \u00e0 courir comme des larbins<\/em>.<\/p>\n

Depuis quelques temps, tout ce que je peux dire, c’est que j’essaie d’abord d’\u00eatre calme, d’\u00e9couter qui<\/strong> est entrain de me parler. D’\u00e9couter si, de son c\u00f4t\u00e9, il me<\/strong> parle. S’il essaie de me parler et comment il tente de… m’approcher, selon quelle m\u00e9thode!<\/p>\n

Je n’ai pas de recette. Il n’en faut pas.
\n\u00c0 un bout du fil un num\u00e9ro
\n\u00c0 l’autre bout du fil un num\u00e9ro
\nDe l’un \u00e0 l’autre, un espace
\nQui permet d’esp\u00e9rer que se rencontreront l\u00e0
\n– ne serait-ce que furtivement – deux personnes.<\/p>\n

C’est captivant! Et c’est parfois gagnant.
\nAussi bien pour l’un que pour l’autre. (???)<\/p>\n

P.S. Oui! \u00e7a arrive.<\/p>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":"

En ce temps de confinement o\u00f9 nous d\u00e9crochons le t\u00e9l\u00e9phone pour prendre des nouvelles ou discuter un moment, le peintre Jean-Fran\u00e7ois Favre – bien connu dans la r\u00e9gion sous le nom de Fagus – partage ses r\u00e9flexions autour de cet appareil qui est nous est si familier. 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