Chronique d’août 2017. De l’Érythrée à la Suisse… réseaux en récits

Tu ne livreras point à son maître un esclave qui se réfugiera chez toi, après l’avoir quitté. Il demeurera chez toi, au milieu de toi, dans le lieu qu’il choisira, dans l’une de tes villes, où bon lui semblera: tu ne l’opprimeras point.

Deutéronome 23, 15-16

Bonjour à vous,

ravie de vous retrouver après cette pause estivale!

Comme vous le savez peut-être, la paroisse ouvre son Accueil Café Migrants tous les jeudis aux Valangines de 14h à 17h dès le 7 septembre.

Si vous souhaitez soutenir ce projet, n’hésitez pas à prendre connaissance des multiples manières par lesquelles vous pouvez nous apporter votre aide en consultant ce papillon.

N’hésitez pas non plus à transmettre et diffuser notre brochure en plusieurs langues que vous pouvez télécharger ici.

Pour ma part, je vous propose ces dimanches du mois d’août de prendre connaissance de quelques extraits d’un mémoire de Master de 2015, soutenu à l’Université de Neuchâtel, rédigé par Joëlle Fehlmann.

Paru sous le titre « Erythréens de Suisse : réseaux en récits », voilà comment l’auteur évoque l’origine de son questionnement :

Un jour de 2013, alors que je vaquais à mes activités de serveuse dans l’ambiance fiévreuse des paris hippiques, j’ai échangé quelques mots avec un jeune homme venu étancher sa soif entre deux courses. Nicolas appartenait à un groupe de joueurs assidus, érythréens d’origine et requérants d’asile ou réfugiés en majorité, comme il me le confirma alors. Je n’avais, jusqu’à ce jour, entendu parler de l’Erythrée que par les médias, à commencer par le triste palmarès qui place les ressortissants de ce pays en tête du bilan mortel des naufrages qui endeuillent la Méditerranée.
Son récit m’ a interpellée, donnant une résonnance nouvelle aux statistiques et décomptes macabres.
Pour rendre justice à cette dimension biographique, j’ ai adopté une approche qui, partant de situations individuelles complexes mette l’accent sur la relation interpersonnelle dans l’examen des nécessités exprimées et des obstacles rencontrés par des individus dans la phase de transition qu’est le processus migratoire. L’étude des migrations s’enrichit du métissage disciplinaire : à partir de quelques récits isolés qui nous ont conduit des abords de la Mer Rouge aux rives du Lac de Neuchâtel, nous avons été amenée à nous interroger sur la place du migrant dans la société suisse actuelle, alors que le fait migratoire est en passe de devenir la préoccupation première d’un continent entier.
C’est donc avec l’intention de donner un visage au mouvement migratoire engagé entre l’Erythrée et la Suisse que j’ai pris contact avec sept migrants érythréens, présentant des profils sociodémographiques variés, au nombre desquels Nicolas. Ils m’ont raconté leur trajectoire, au cours de longs entretiens individuels, semi-directifs.

Les personnes migrantes que nous rencontrerons aux Valangines ne viendront peut-être pas d’Érythrée…. Chacun et chacune arrivera avec les réalités de son pays d’origine, son parcours individuel, son histoire propre, ses peines et ses joies. J’espère toutefois, par la sélection de quelques passages de ce mémoire, attirer votre attention sur la diversité des parcours de vie d’Erythréen-ne-s, les regards pluriels qu’ils portent sur la Suisse.

avant d’entrer dans le sujet…

Ce premier dimanche, nous proposerons quelques portraits choisis de migrantes et migrants ayant apporté leur témoignage dans le cadre du mémoire. La semaine prochaine, nous évoquerons les raisons de leur exil et les circonstances difficiles de leur trajet jusqu’en Suisse. Le troisième dimanche sera consacré à la vie en Suisse. Le dernier volet de cette chronique abordera leur rapport à la religion et à la foi, particulièrement intéressant pour nous.

Pour faciliter la lecture, j’ai omis les nombreuses références scientifiques auxquelles renvoie le texte. Je répondrai volontiers aux questions des personnes qui souhaiteraient en savoir plus.

L’auteur m’a en outre recommandé plusieurs supports pour qui souhaiterait se tenir au courant de l’actualité de la migration en Suisse :

  • L’OSAR, et ses publications: une des dernières en date (planète exil 75) fait le bilan après une année de projet de famille d’accueil de migrants…
  •  La revue spécialisée « Asyl »
  • La dernière publication de l’EPER 
  • La dernière publication de Caritas
  • Les rapports de l’ODAE (observatoire du droit d’asile).
  • Les publications du SFM (Forum suisse pour l’étude des migrations et de la population), s’adressent davantage à un public de spécialistes, mais peuvent également intéresser les personnes souhaitant approfondir un questionnement lié à la migration.
  • De plus, le centre de documentation du SFM à Neuchâtel, ouvert au grand public durant les heures de consultation, est « la bibliothèque de référence au niveau national » pour la thématique de la migration en Suisse. Plus de renseignements ici.

Dimanche 6 août

Portraits

Nous commencerons donc cette chronique par les portraits des personnes érythréennes que l’auteur du mémoire que nous citerons tout au long de ces prochains dimanches a rencontrées et avec lesquelles elle a mené de longs entretiens. Les noms, ainsi que d’autres renseignements personnels susceptibles de faciliter l’identification, sont fictifs.

Nicolas

Nicolas se présente comme un jeune homme âgé de moins de trente ans, né à Asmara (la capitale érythréenne), au sein d’une famille « ni riche, ni pauvre » et plutôt proche du gouvernement en place. Il a un frère aîné et une sœur cadette. Sa mère travaille dans l’administration et est celle qui subvient aux besoins de la famille, son père souffrant d’un handicap dû à une blessure de guerre. Nicolas nous explique avoir été scolarisé dès l’âge de cinq ans et s’être découvert au même moment une vraie passion et du talent pour le football. Il va entamer dès l’école primaire un cursus sport-étude qui, dit-il, lui laisse une grande liberté de mouvement, pour participer aux tournois organisés partout dans le pays.

Mais, à partir de 1998, date du début du conflit contre l’Ethiopie, il ne pourra plus quitter Asmara. Nicolas nous raconte que son frère a alors été appelé aux armes et que, de ce jour, il n’a plus jamais quitté les rangs de l’armée. A sa propre convocation au camp d’entrainement militaire de Sawa, à l’âge de dix-sept ans, Nicolas était sur le point de signer son premier contrat professionnel de footballer.
C’est à ce stade, nous dit-il, que va naître son projet d’exil. Après trois mois passés dans l’enceinte du camp, il fuit, accompagné de son meilleur ami. Ce périple va durer près de deux ans et les mener au Soudan, en Libye, en Italie, en France, en Angleterre et enfin en Suisse où Nicolas obtient l’asile. Il s’installe dans le canton de Neuchâtel et apprend rapidement le français. Désireux, selon ses dires, de trouver une situation stable et sereine, il a suivi une formation en tant qu’auxiliaire de vente, mais à ce jour, il lui a été impossible d’obtenir un contrat de travail fixe. Il vit depuis quelques temps en couple avec une jeune femme native de la région qui, à notre rencontre, attendait la naissance de leur premier enfant.

Max

Max, trente ans environ, est né dans une région rurale et décentrée d’Erythrée. Ses parents vivaient du rendement de leurs terres et de l’élevage. Il a trois sœurs, dont deux sont mariées et mères de famille et une qui est encore scolarisée. Il avait aussi un jeune frère, mais celui-ci est décédé il y a peu dans un naufrage, alors qu’il tentait à son tour de rallier l’Europe.
Max a fréquenté l’école obligatoire, y compris la douzième année à Sawa. Il s’est échappé de ce camp d’entrainement militaire et s’est caché des autorités pendant près de deux ans dans son village d’origine. Ensuite seulement, il a fui le pays. Il va traverser le Soudan, la Libye et l’Italie pour finalement rejoindre la Suisse en 2011. Là, après quelques mois de procédure, il obtient le statut de réfugié.
Les autorités l’ont envoyé dans le canton d’Argovie où il vit encore aujourd’hui. Après avoir dépendu un temps de l’aide sociale, il exerce maintenant en tant qu’aide aux personnes âgées dans un home. Il a appris l’allemand mais cherche constamment à se perfectionner, car son ambition, dit-il, est de se fondre autant que possible dans son nouvel environnement. Dans cette perspective, il s’est inscrit dans un club d’athlétisme local et désire fréquenter l’Eglise. Il se distancie de ses compatriotes et essaie de se rapprocher des « Suisses », cette attitude lui vaut d’être actuellement assez isolé. Il affirme sentir peser sur lui les attentes de sa famille restée au pays qui espère un apport financier régulier, alors même qu’il peine parfois à boucler ses fins de mois. La relative précarité de sa situation ne lui permet pas encore de faire des projets à long terme, comme celui de fonder un foyer.

Idriss

Idriss, trente-cinq ans environ, vit en Suisse depuis cinq ans. Né dans une famille modeste et à l’écart des centres urbains, il a néanmoins terminé ses études secondaires et obtenu un diplôme d’anglais. A l’instar de Max et Nicolas, il s’est trouvé en délicatesse avec le gouvernement après avoir contesté son obligation de servir au sein de l’armée. Pour fuir, lui aussi a suivi la piste du désert entre le Soudan et la côte méditerranéenne pour rallier l’Europe, et enfin la Suisse.
Suite à sa demande d’asile déposée au centre d’enregistrement de Vallorbe, il s’est vu attribuer un permis de séjour rapidement. A ce stade, il s’est mis en quête d’un emploi. Son référent social lui a obtenu une formation accélérée pour devenir opérateur en horlogerie. En cinq années de séjour, il nous affirme n’avoir jamais obtenu de contrat de travail fixe. Il a de plus et comme Nicolas, obtenu un certificat de compétences en tant qu’auxiliaire de vente, sans que celui-ci ne lui ouvre plus d’opportunités.
Il se dit angoissé et frustré par cet état de fait. A l’heure actuelle, Idriss travaille de nuit dans une fabrique, à quoi s’ajoutent quelques heures de nettoyage dans un centre commercial. Son souhait, à moyen terme, serait de pouvoir suivre une formation complète (quatre ans) en horlogerie. Jusqu’à aujourd’hui, ses demandes en ce sens sont restées lettres mortes car le canton ne souhaite pas financer cet important investissement (plus de quarante mille francs).
Sur le plan privé, Idriss s’est marié à l’étranger avec une jeune femme éthiopienne rencontrée sur internet. L’histoire s’est soldée par un divorce amer : il raconte s’être laissé duper par une femme plus intéressée par le permis de séjour que par lui-même. Depuis, Idriss mène une vie principalement dédiée au travail et en parallèle, à son occupation en tant qu’interprète bénévole. Il souhaiterait toutefois être reconnu par la Confédération en tant que tel afin d’en tirer quelque bénéfice et il travaille à ce projet.

Lili

Agée de moins de trente ans, mariée et mère de trois enfants, Lili est née et a grandi dans une ville proche de la capitale érythréenne. Ses parents étaient éleveurs et agriculteurs. Elle a quitté sa famille pour fréquenter un lycée d’Asmara. Elle a passé son année terminale à Sawa. Bonne élève, elle a l’opportunité d’intégrer un « college » de la capitale (une haute école, les universités du pays ayant momentanément fermé leurs portes). Diplômée d’agronomie, Lili a, plusieurs années durant, exercé ses compétences dans le cadre du service national à l’instar de son époux, un ingénieur rencontré durant ses études. Ce dernier, opposant déclaré du régime, a pris la fuite pour le Qatar. Lili, restée seule avec leur fille, raconte avoir subi des pressions et, acculée, a fini par partir en exil à son tour. En Libye, elle a été emprisonnée pendant trois mois. Des proches ont finalement payé la somme exigée pour sa libération et celle du prix du transport pour l’Italie. Lili a alors continué sa route jusqu’en Suisse. Après que sa demande d’asile fut acceptée, elle a fait suivre son mari et enfin, sa fille au titre du regroupement familial. Depuis lors, la famille s’est agrandie, puisqu’elle a eu une seconde fille et un fils.
Professionnellement, son diplôme n’ayant pas d’équivalence en Suisse, elle a dû se reconvertir et a suivi la même formation accélérée qu’Idriss pour devenir opératrice en horlogerie. Son époux, nous dit-elle, trouve des missions dans le secteur de la construction. Tous deux sont très impliqués dans les activités de la communauté érythréenne de la région, surtout dans celles de l’Eglise tewahedo.

Gabrielle

Gabrielle a un peu plus de quarante ans, est mariée et a un fils. Enrôlée à sa majorité dans les rangs du FPLE (Front Populaire de Libération de l’Erythrée), elle a été touchée d’une balle au combat. A l’indépendance du pays et grâce au statut de blessée de guerre, elle a pu être formée et engagée dans le département comptabilité de l’administration d’une ville de moyenne importance. En 1998, lorsqu’éclate le conflit éthio-érythréen, elle est à nouveau appelée au front, en tant qu’infirmière cette fois (et suit une formation d’une semaine pour assumer cette fonction). En 2000, effrayée à l’idée de devoir combattre encore, elle raconte avoir choisi la grossesse comme échappatoire ; elle n’est pas mariée au père de cet enfant et l’élève seule plusieurs années durant. Plus tard, elle va épouser un autre homme.
En 2013, son équilibre familial et professionnel est mis encore une fois en péril puisque les autorités la rappellent pour un entraînement militaire. Suite à cela, Gabrielle décide de quitter le pays ; fait rare, elle obtient une autorisation de sortie du pays pour l’Ouganda où elle doit subir une intervention chirurgicale qui n’est pas pratiquée en Erythrée. Elle ne se présentera pas pour le vol de retour, puisque à cet instant, elle sera déjà en Libye. De là, elle apprend par des proches restés en Erythrée que son époux comme son fils se sont faits arrêter en tentant de passer la frontière illégalement. Son fils est remis en liberté, en revanche, elle n’a, à ce jour, plus eu de nouvelles de son époux.
C’est donc avec cette inquiétude que Gabrielle va poursuivre son voyage jusqu’à atteindre la Suisse, pour y déposer une demande d’asile. A l’heure où nous la rencontrons, elle est arrivée depuis à peine plus d’un mois et vit dans un centre de premier accueil pour requérants d’asile. Elle est dans l’attente de la seconde audition à Berne, décisive dans la procédure d’asile, et espère par-dessus tout être bientôt en mesure de pouvoir faire suivre son fils car, dit-elle, elle craint qu’il ne soit à son tour astreint au service national.

Marie

Marie, un peu moins de quarante ans, née dans une famille paysanne modeste, se destinait à la vie religieuse, au sein de l’Eglise orthodoxe Tewahedo. A la fin de sa scolarité, et alors qu’elle s’apprête à prononcer ses vœux, elle est rattrapée par le service militaire obligatoire. Elle va fuir et se réfugie dans un monastère où elle devient institutrice, mais doit renoncer à ses propres aspirations religieuses. Marie raconte que l’Eglise, après quelques temps, cessera de lui accorder sa protection et elle rejoindra la capitale où elle se mariera et mettra au monde rapidement deux enfants ; la jeune femme trouvera une place dans une école, ses maternités la mettant au moins momentanément à l’abri des obligations militaires.
Son époux quitte le pays, après s’être plaint en public des salaires trop faibles touchés dans le cadre du service national. Ses enfants à charge, Marie dépend de son travail et lorsqu’elle est licenciée sans explication, elle se voit contrainte de fuir le pays à son tour. Alors qu’elle atteint, avec ses enfants, Khartoum, au Soudan, Marie apprend que son mari a refait sa vie en Angleterre : il a pris une nouvelle épouse et eu d’autres enfants. Marie nous raconte comment elle décidera d’envoyer ses enfants auprès de leur père, tandis qu’elle, reniée, restera au Soudan. Anéantie par cette séparation et des conditions de vie exécrables, elle tentera à son tour le voyage vers l’Europe. Comme Gabrielle, au moment de notre entretien, Marie est arrivée en Suisse depuis deux semaines, à peine. Elle dit n’espérer qu’une chose : pouvoir se mettre en quête de ses enfants, bien qu’ils vivent à priori en Angleterre.

 

Je vous laisse sur ces quelques portraits pour, la semaine prochaine, aborder les raisons qui ont mené ces personnes à quitter leur pays d’origine et les difficultés auxquelles elles ont dû faire face lors du voyage. D’ici là, je vous souhaite à tous et toutes une très belle semaine,

Cécile

Dimanche 13 août

Bonjour à tous et toutes!

Pour ce deuxième dimanche du mois, je vous invite à vivre quelques temps forts du voyage des Erythréens dont vous avez fait la connaissance la semaine passée vers la Suisse. Nous découvrirons les raisons de leur départ et les difficultés de leur voyage… de quoi se rappeler que le passé récent des personnes migrantes qui arrivent en Suisse est souvent chargé de peines, de douleurs, etc. Je vous souhaite une très bonne lecture…

Les raisons du départ

Nos trois répondants masculins ainsi que Lili et Marie ont en commun d’avoir grandi en même temps que le pays : l’ « âge d’or » de leur enfance correspond aux années d’insouciance du jeune Etat érythréen.

Après trente années de lutte, l’avenir est prometteur, le peuple et son gouvernement sont au diapason ; le pays est célébré à l’étranger, les observateurs lui prédisent une réussite sans précédent pour le sous-continent africain. Pourtant, le gouvernement n’a ni les ressources, ni les compétences pour donner une assise solide au pays et le conflit qui l’a opposé de 1998 à 2000 à l’Ethiopie achève de le déstabiliser. Les trentenaires d’aujourd’hui ont connu une longue suite de désillusions.

Au chapitre des motifs qui ont conduits mes interlocuteurs à partir à l’étranger, deux schémas s’esquissent : Nicolas, Idriss, Max et Gabrielle contestent l’autorité et les décisions de l’Etat. Max et Nicolas se sont enfuis à leur majorité, immédiatement après avoir été convoqués à Sawa, alors qu’Idriss et Gabrielle ont accompli plusieurs années au service national, avant de prendre eux aussi le parti de quitter le pays, les privations et les exigences devenant insoutenables. Marie et Lili,
quant à elles, ont fui les pressions exercées par l’Etat à leur encontre, après la découverte d’une première défection dans leur entourage. Le mécanisme décisionnel n’est pas le même mais la cause première est similaire : la défaillance de l’Etat dans sa mission de garantir le bien commun et la justice à son peuple.

L’Etat fait peser sur sa population un joug implacable, lui interdisant de circuler librement à l’interne comme hors de ses frontières, maintenant une mobilisation générale alors même que la guerre qui en était à l’origine a cessé en 2000. Cette politique semble être, en Erythrée, une machine autosuffisante : il y a la volonté totalitariste de contrôler jusqu’au dernier citoyen, de le déposséder, de toute faculté décisionnelle en vertu du principe de supériorité de l’intérêt national sur la liberté individuelle. Une justice qui ne respecte pas les droits fondamentaux de l’homme, puisqu’elle emprisonne arbitrairement, ce qui empêche la tenue d’un procès et donc la mise en place d’un système de défense.

Dans l’extrait qui suit, Lili nous présente, brièvement, les raisons qui l’ont poussée à fuir, et donne un aperçu de la manière dont l’Etat s’impose dans le quotidien des Erythréens, jusqu’à les pousser à l’acte radical qu’est l’exil, consommation du divorce entre le peuple et le gouvernement par la séparation des corps :

LiliJ’ai fait le service [national] mais il n’a pas duré longtemps. Comme ça, sans salaire c’est vraiment difficile.

Question :  donc c’est ça qui vous a poussé à partir ?

Lili: Non, ce n’est pas seulement ça. Mon mari il était prof, et aussi au service national. Il était prof et il n’était pas d’accord avec la politique, les salaires, et après il est allé en prison et de la prison il s’est échappé.
Après il est venu au Soudan, après il est venu au Qatar, et après pour moi aussi il y a vraiment eu des problèmes.

Question : parce que votre mari s’est échappé ?

Lili: Oui, oui, ils m’ont dit, il faut ramener ton mari et sinon tu vas en prison et payer l’argent… moi j’ai pas
l’argent et je ne peux pas payer (rires), c’est ça ! C’est pour ça que je suis sortie illégalement. » (Lili, 2014)

On constate que plusieurs facteurs conjugués les uns aux autres sont à l’origine du départ de Lili : ni la précarité, ni les contraintes du service national suffisent à expliquer sa décision, l’exil ne s’est imposé à elle qu’à la suite de la défection de son époux. Il en va de même pour Marie dont le mari contestait publiquement les inégalités salariales et les largesses accordées aux gradés de l’armée par l’Etat. Le gouvernement a exigé d’elles des renseignements et, à défaut, une compensation financière à hauteur de cinquante mille nakfas (plus de 4600 CHF. Le salaire moyen en érythrée est de 40CHF), somme que ces femmes sont bien incapables de réunir.

La prison est promise à celle qui n’obtempère pas. Ainsi, Marie, institutrice dont le mari a fui le pays pour des motifs politiques, est d’abord emprisonnée quelques jours puis interdite de quitter son domicile. Elle nous explique avoir reçu ensuite, de la direction de son école, un avis lui signifiant son renvoi en raison de ses absences injustifiées. Ses deux enfants, scolarisés dans le même établissement, ont été exclus à leur tour, sans autre forme de procès. Le message est sans détour, son avenir en Erythrée est fortement compromis car, dans le viseur des autorités, elle ne trouvera plus de travail.

Le parcours de Gabrielle est étroitement lié à l’armée, depuis son premier engagement militaire en 1991. Par deux fois, elle a combattu et en porte même les marques dans sa chair puisqu’elle a été touchée de plusieurs balles quelques jours avant la déclaration d’indépendance du pays. Démobilisée une première fois suite à ses blessures, puis rappelée durant le conflit ethio-érythréen, elle va recourir à la maternité pour être rendue à la vie civile. Affectée à des tâches administratives, depuis le traité de paix signé fin 2000 Gabrielle dit avoir soudain ressenti en 2013 un climat de tension semblable à celui qui régnait en 1998, en prélude du conflit contre l’Ethiopie. De plus en plus de personnes étaient convoquées à l’entraînement militaire, elle y comprise, malgré ses quarante ans passés et son statut de mère. La peur de voir une nouvelle guerre éclater et disparaître un noyau familial qu’elle a eu du mal a créé, l’a poussée à élaborer un plan de fuite définitive.

Ni le parcours de Gabrielle au sein de l’armée et de l’administration, ni son profil d’ancienne combattante et mère ne laissaient soupçonner son intention de fuir. Cette confiance dont elle bénéficiait lui a permis d’obtenir une autorisation de sortie vers l’Ouganda pour y subir une opération chirurgicale. Après la blessure de guerre et la maternité, son corps, une troisième fois, lui a fourni une couverture. C’est moins un rapport conflictuel à l’Etat que la volonté d’arracher son enfant unique à un destin similaire au sien qui a motivé le départ de Gabrielle. En effet, elle craint de voir son fils, bientôt en âge de servir, être incorporé à son tour et, en obtenant l’asile en Suisse, elle espère pouvoir le faire venir à temps.

L’exil de Max s’est fait en deux temps et pas en conséquence immédiate de sa désertion. En effet, quand il s’évanouit d’entre les barbelés de Sawa, il va vivre d’abord pendant deux ans dans la clandestinité, auprès de sa famille. S’il ne s’est pas attardé sur le sujet, son départ est vraisemblablement moins dû à une menace directe sur son intégrité physique qu’au coût de sa cavale et à l’impasse qui l’attendait, privé de ses droits citoyens. C’est finalement, nous dit-il, pour soulager sa mère et ses sœurs du poids financier mais aussi moral qu’il faisait peser sur elles qu’il se décide à quitter le pays.

Nicolas, quant à lui, bien qu’il ait aussi déserté de Sawa, a d’abord longuement pesé et pensé son acte. De son propre aveu, il jouissait d’un bon niveau de vie : son foyer ne manquait de rien grâce aux rentrées d’argent de sa mère qui occupe un poste administratif dans un ministère. Ses grands-parents vivent du rendement de leur terre et en font aussi bénéficier leur entourage. Il explique son départ par un sentiment de révolte contre l’injuste et l’arbitraire qu’est à ses yeux l’astreinte au service national, pour une durée indéterminée. L’armée l’avait déjà privé de son frère, enrôlé à dix-sept ans, absent toute l’année et dont il résume ainsi l’existence : « Il n’a pas d’enfants, il n’a pas de vie, il n’a rien du tout. Il n’a qu’un sac. ». Une évocation du soldat, qui n’a d’autres possessions que celles qu’il transporte dans son fameux barda … L’armée a aussi rendu son père infirme, blessé au combat dans les derniers mois de la lutte d’indépendance, et maintenant elle s’apprête à anéantir sa carrière naissante de footballer et à lui ôter sa chance d’un jour fonder une famille, en le convoquant à Sawa : « D’être armé, ce n’est pas mon destin. Moi, ce que je voulais, c’était de rester avec mon équipe et jouer au football. ». Autant dire que son ressentiment à l’égard de cette institution était
grand. Son exil est avant tout le symbole de sa contestation, une forme de résistance, et la quête d’une vie meilleure.

On constate que, si les causes de l’exil varient considérablement de personne en personne et que pour la plupart de nos témoins, le projet a mis quelques temps à mûrir avant d’être mis à exécution, l’élément déclenchant est bien souvent lié aux conditions décourageantes que le régime met à la construction d’un avenir familial, social et professionnel : la relation à l’autre, en Erythrée, semble assujettie aux impératifs de l’Etat. En outre, l’exil est, à l’échelle du pays, un phénomène social de grande ampleur ce qui a pu conforter certains de nos interlocuteurs dans leurs velléités de départ.

Le voyage et ses difficultés

Après une amorce réussie, quand ils ont franchi la frontière sans se faire intercepter ni abattre, les migrants érythréens atteignent, en majorité, le Soudan. La progression se fait au gré des entrées d’argent et de l’accès aux passeurs. En situation irrégulière, ces migrants sont des proies faciles et rentables : des passeurs peu scrupuleux, des trafiquants d’êtres-humains, mais aussi les représentants de l’autorité des pays traversés sont régulièrement accusés de violences sur les migrants, d’enlèvements et demandes de rançons.

La difficulté de la traversée du désert a largement favorisé la prolifération des passeurs qui ont le monopole des moyens de transports, la connaissance des pistes et appliquent des tarifs prohibitifs à leurs services. Nos interlocuteurs y ont été confrontés : « On a essayé d’aller à la capitale, Khartoum… c’est un très long voyage. Pour aller là-bas, il faut
payer… cent, cent cinquante dollars, au noir. » (Nicolas 2014)

C’est une somme importante bien que largement inférieure à celle qu’ils seront amenés à payer plus tard. La route suivie par les migrants du Soudan à la Libye est pavée d’or ; de l’or, ou plutôt des dollars abandonnés par eux pour prix de leur lente progression. Pour échapper à un tel sort, nos interlocuteurs ont quitté aussi rapidement que possible la zone frontière pour se diriger vers Khartoum, capitale du Soudan où séjournent un grand nombre de migrants érythréens. Tous, cependant, n’y ont pas trouvé le même accueil et cela semble être en partie lié à des distinctions de sexe.
Marie a vécu à Khartoum de 2011 à 2014. D’abord accompagnée de ses deux enfants, seule ensuite, à leur départ pour l’Angleterre. Elle est revenue pour nous sur cette période : « Presque tout le monde est très mauvais au Soudan. Je n’ai rien à manger, rien, je dépends de quelqu’un.
En 2014, j’ai essayé de quitter le pays et j’ai réussi. Même la mort c’est mieux que de rester su Soudan. »

Son témoignage pose la question de la vulnérabilité des femmes qui entreprennent de gré ou de force des migrations de longue haleine. Le flou entretenu par Lili et Gabrielle autour de ce passage soudanais est peut-être tout aussi éloquent : elles se sont contentées de dire que le pays n’était pas bien pour elles et qu’elles y sont restées le moins de temps possible. Pour en revenir à Marie, en l’absence d’un époux qui aurait pu être son appui, elle a dû faire face seule, en situation irrégulière, dans un pays et une ville dont une part importante de la population est ouvertement hostile aux chrétiens. Elle cumule, en quelque sorte, les handicaps. Les femmes seules courent des risques majeurs qui touchent moins les hommes : le viol, les contraintes sexuelles et différentes formes de servage.

Après le Soudan, la Libye. Dans ce pays, les migrants sont considérés comme des intrus, des êtres inférieurs venus profiter des ressources du pays. Leur couleur de peau étant en soi une accusation, ils font l’objet d’un racisme primaire. Nicolas a gardé de ce bref séjour un souvenir encore cuisant : un petit jeu cruel faisait le bonheur des enfants du quartier de Tripoli dans lequel il a vécu quelques semaines. Chaque passant noir était systématiquement immobilisé sous les insultes et les menaces et délesté de l’équivalent de vingt-cinq centimes, en échange d’un droit de passage. Nicolas évoque l’anecdote avec colère :

 Après ce que tu vas choisir, c’est d’avoir quatre-cinq pièces de vingt-cinq centimes. T’es obligé à chaque fois que tu passes de donner à celui qui te maltraite, comme un chien qui te laisse passer, comme un prédateur, tu paies… 

Irrégulier, sans-papiers, il ne pouvait prétendre à la justice ou à un traitement égalitaire, encore moins de la part d’un gouvernement plus connu pour ses geôles sordides que pour son respect des droits de l’homme.

Lili et Gabrielle ont toutes deux justement eu à faire aux prisons libyennes. Trois mois, pour l’une et l’autre, passés loin de la lumière du jour, coupées du monde. Les uniques contacts de Lili avec l’extérieur ont eu lieu sous contrôle et le contenu de l’échange était dicté par ses gardiens : il s’agissait de récolter auprès de ses proches une somme d’argent qui servirait à monnayer sa libération. Huit cent dollars plus tard, elle a été relâchée. Inquiets, les proches des migrants érythréens cèdent le plus souvent et contribuent ainsi à entretenir une économie souterraine fondée sur le racket.

Les passeurs sont, sans conteste, au cœur du système, disposant du savoir-faire et du matériel nécessaires à la traversée de la mer et profitant des négociations discutables autour de la question migratoire qui lient l’UE au Maghreb. Nos témoins ont tous eu recours à eux. Se pose alors le problème du financement et nous pouvons mesurer ici toute l’importance du réseau.

Nicolas a ainsi payé mille deux cents dollars sa place à bord d’un zodiac. Par un concours de circonstances, il avait été contacté via sa messagerie Yahoo par un jeune homme, footballer comme lui, qui s’était exilé aux USA quelques temps auparavant. Fils d’une collègue de sa mère, il avait entendu dire par cette dernière que Nicolas se trouvait quelque part entre le Soudan et la Libye. Disposant de ressources suffisantes, il lui proposait spontanément son aide, mais avait quelques
craintes :
Il m’a dit : « c’est pas le problème de l’argent, c’est la question de la vie. Parce que moi si je t’envoie mille deux cents dollars pour traverser, pour moi c’est facile, mais si tu es mort, moi je serai en colère, parce que moi je t’aurai envoyé mille deux cents dollars et toi tu es mort. (Nicolas 2014)

Chacun ayant promis à l’autre de ne rien révéler de leur projet à leurs mères respectives, pour ne pas les affoler, l’affaire fût réglée et ainsi, Nicolas a pu franchir l’obstacle. Arrivés sur le sol italien, les attaches transnationales dont disposent nos interlocuteurs seront encore mises à contribution, comme nous le verrons

L’ensemble de nos interlocuteurs a atteint l’Europe par l’Italie, par la Calabre, les Pouilles ou la Sicile et Lampedusa, ce confetti de terre à mi-chemin des côtes libyennes et tunisiennes et de l’Europe continentale. Aussitôt arrivés sur la terre ferme et s’ils n’ont pas été interceptés en mer, s’engage un jeu du chat et de la souris entre les migrants, en situation irrégulière, et les autorités italiennes censées enregistrer tous les nouveaux-venus dans le fichier Eurodac.

Si l’objectif des migrants érythréens est d’obtenir l’asile dans un Etat européen, pour beaucoup d’entre eux l’Italie n’est pas encore la destination finale, comme pour Lili:
Je suis arrivée en Sicile et après, en Sicile, je ne suis pas entré « en asile. Après j’ai continué ma route jusqu’ici, en Suisse. J’ai traversé illégalement, j’ai payé de l’argent et je suis venue ici. Tout par l’argent et illégalement (rires) ! (Lili 2014)

Pour traverser le pays sans se faire repérer, nos interlocuteurs ont su utiliser, à bon escient, leur « éryrhéranité » en en appelant à la solidarité de leurs compatriotes installés localement. Ainsi, Nicolas, après quelques jours passés dans les parages de la gare Centrale de Milan, a récolté un précieux tuyau auprès de compatriotes pour continuer sa route :

Après, à Milan, on a trouvé un ami, on lui a demandé pour aller en France, comment faire pour prendre le train sans argent. Il nous a dit: « y a un train qui va venir la nuit, vous allez voir, il y a pas de contrôle. » 

Il connaît tous les systèmes, et c’est le seul moyen pour passer. Le voyage dure huit heures, vous restez cachés au-dessus de la couchette, y a quelqu’un qui dort, tu te caches ; c’est très petit, l’espace. Tu te caches là, jusqu’à ce que vienne le contrôleur et passe dans les wagons. Dès qu’il est sorti, tu vas sortir et tu vas aller à la cafétéria, comme ça et tu attends là-bas. (Nicolas 2014)
Le trajet menant des côtes libyennes aux portes suisses se négocie et s’opère donc tant par le biais des réseaux personnels (sollicité surtout pour couvrir les frais du voyage), que par des organisations clandestines «professionnelles » en charge de la logistique. Les relations personnelles auxquelles nos témoins ont eu recours sont essentiellement d’autres Erythréens ayant migrés avant eux.

Voilà pour ce dimanche, ces parcours me laissent admirative en même temps qu’ils m’effraient… j’oublie trop souvent par quelles difficultés ces personnes sont passées avant d’arriver chez nous, et je tremble lorsque je tente, avec toute la relativité qui s’impose, de me mettre deux secondes à leur place… Je suis très heureuse que nous puissions offrir un lieu sûr, une disponibilité sincère et un espace d’échange aux Valangines: et je crois que nous avons tout autant à recevoir qu’à donner!!

Bien à vous et à dimanche prochain,

Cécile

Dimanche 20 août

Bonjour,

En ce troisième week-end d’août, notre chronique sera consacrée à l’arrivée en Suisse des Érythréens dont nous avons suivi le parcours , aux exigences administratives auxquelles ils doivent faire face, aux différentes manières qu’ils ont d’appréhender leur vie en Suisse. De quoi nous donner un petit aperçu légal, mais aussi social, et par-dessus tout, humain de la relation que tissent, pas à pas, les personnes migrantes avec notre réalité suisse.

Reprenons la lecture du mémoire de J. Fehlmann…

Après être entrés irrégulièrement en territoire suisse, nos interlocuteurs ont dû se soumettre à un long processus qui s’enclenche au dépôt de la demande d’asile. Pour nos témoins, l’instant où ils remettent leur destin aux mains d’un tiers, l’Etat suisse, a été synonyme à la fois d’un soulagement et d’une source nouvelle d’incertitude.

La procédure

Le temps de l’examen de la demande s’est avéré être une période particulièrement pesante. Ainsi, Gabrielle et Marie, à notre rencontre, étaient toutes deux dans l’attente de leur seconde audition à Berne, grand « oral » redouté et décisif, durant lequel elles seront amenées à exposer en détails les motifs qui les ont conduites à s’exiler, à apporter des pièces justificatives de leurs allégations.

C’est seulement à la suite de cet exercice qu’elles seront fixées, dans un délai raisonnable, sur leur sort en Suisse et le statut éventuel auquel elles pourront accéder. Dans l’intervalle, elles logent dans un centre de premier accueil, forme de sas qui correspond à cette période de latence dans la procédure.

Ce centre est ouvert, ses occupants ont le droit d’y entrer et d’en sortir à leur guise, tant qu’ils respectent le règlement interne et la loi suisse. Cependant, ces institutions sont souvent situées à l’écart des zones urbaines, isolés de la population locale. Il est donc plus difficile de créer du lien avec l’extérieur. En tant que requérants d’asile, nos interlocuteurs ont d’abord vécu une forme de quarantaine et c’est réellement la géographie des lieux qui rend tangible cette mise à distance sociale.

A mots couverts, Nicolas, Idriss et Max nous diront leur frustration d’avoir ainsi été tenus à l’écart alors qu’ils aspiraient avant tout à participer, à apporter leur contribution à la société hôte, notamment sur le plan de l’emploi. L’exclusion du monde du travail et la vie en centre d’accueil les a renvoyés à une identité commune qui tendra à les suivre avec ténacité, celle de « demandeur d’asile » ou « Asylant » en allemand, étiquette péjorative qui renvoie, dans l’imaginaire populaire, à une série de clichés sur l’étranger abuseur.

Max, Nicolas, Idriss et Lili sont sortis de la procédure d’asile, dotés chacun du statut de réfugié et du précieux livret B, autorisation de séjour stable, qui leur a ouvert la voie à des droits étendus notamment en termes d’accès au marché de l’emploi, abandonnant la mue discriminante du « demandeur » d’asile.

Leur entrée dans la société qui outre le titre de séjour, se concrétise aussi au travers d’un déménagement qui les conduit du centre de premier accueil à un logement, en partage avec un second réfugié.

Ainsi, les relations sollicitées ne sont déjà plus les mêmes aux premiers jours passés en Suisse et ne répondent pas aux mêmes nécessités. Il faut parer au plus pressant : informations sur les démarches à engager, les personnes à contacter, mais aussi sur l’attitude à adopter ; coups de pouce matériels et menus services, aide au déménagement, contribution à la fourniture du ménage, accompagnement de la personne dans ses déplacements.

Ces besoins sont comblés par des personnes au fait des réalités suisses, principalement des Erythréens installés de plus longue date et rencontrés par un intermédiaire personnel, associatif ou officiel. Ainsi, si le réseau s’ouvre et s’enrichit à mesure que le séjour suisse se prolonge, la coethnicité reste le moteur de son expansion.

Le travail

Pour nos témoins, l’obtention de ce statut représentait avant tout la possibilité d’accéder au marché du travail, sans restrictions. Même s’ils s’en doutaient, la déception a quand même été grande : les diplômes obtenus en Erythrée n’ont pas de valeur en Suisse.

Ainsi, Lili qui a étudié l’agronomie et son mari ingénieur sont contraints à recommencer au bas de l’échelle ; de cadre ils passent au statut d’ouvrier ou d’employé non-qualifié. Ils connaissent donc une disqualification professionnelle qu’il est difficile de dépasser :

Mon mari il est aussi allé à l’université, en ingénierie. Il est ingénieur et il fait le carrelage, la maçonnerie, il fait tout, euh il travaille dans le bâtiment, dans la construction. Il cherche toujours un apprentissage dans le bâtiment mais il n’a pas trouvé, mais des fois il travaille des fois, il ne travaille pas.
Maintenant il travaille. C’est temporaire. Ce n’est pas facile à trouver du travail, sans certificat, c’est vraiment difficile  (Lili 2014)

Même avec la volonté de grimper à nouveau les échelons, les opportunités sont rares : l’apprentissage et les études restent largement fermés aux réfugiés, déjà adultes au moment de leur venue en Suisse.

Lili a malgré tout décroché une formation accélérée d’opératrice en horlogerie ; Nicolas et Idriss ont suivi un cursus de six mois en vue de devenir auxiliaires de vente, dans la grande distribution, sans que cela ne débouche sur un engagement fixe. En réalité, Nicolas, depuis près de cinq ans, navigue de petit job en période de chômage, sans jamais trouver d’emploi stable. Idriss, pareillement, enchaîne les missions temporaires. Max, lui, a été engagé dans l’équipe des soins d’une structure pour personnes âgées et bénéficie d’une formation en cours d’emploi.

Même si c’est un important frein à leur développement personnel et plus généralement, à leur intégration à la société hôte, nos interlocuteurs se montrent résignés, estimant qu’il s’agit là du prix du ticket d’entrée en Suisse, que leur patience et surtout leur travail paiera en retour un jour.

Face à la société suisse

Pour certains de nos témoins, les signaux reçus de la société hôte durant cette période clé qui suit la procédure d’asile, ont eu pour effet de les affaiblir dans une position déjà bancale et l’une des réactions observées parmi eux, est une prise de distance avec ladite société.

Les personnes que nous avons rencontrées se désignent elles-mêmes comme étant membre de la communauté érythréenne, qu’elles le perçoivent comme un avantage ou non.

Lili, trop réservée et embarrassée par son français parfois hésitant, ne cherche pas à créer du lien avec ces personnes qu’elle rencontre en-dehors de son cocon. Pour autant, elle a des activités et une vie sociale qui la satisfont, mais elles se jouent au sein de sa communauté qui confond deux niveaux : origine et religion. A l’occasion des messes tenues chaque mois dans sa ville, Lili se joint au cercle de femmes qui s’est constitué autour de ce projet. C’est là un environnement qui la rassure mais ne l’encourage pas à explorer d’autres horizons et s’y créer des relations nouvelles.

Max a adopté la stratégie inverse, puisque de manière parfaitement délibérée et réfléchie, il se tient à l’écart de ses compatriotes, des lieux et des activités qui pourraient leur être associés. Il a un discours critique, véhément même, à leur encontre et estime mettre plus de chances de son côté en se démarquant d’eux. Il y voit le moyen de se faire accepter par sa société d’accueil, car il se sent encore très à la marge et souhaite plus que tout faire des rencontres, nouer des liens et pénétrer des cercles qui lui sont encore fermés. Sa réponse est à l’opposé de celle proposée par Lili pour répondre au même problème posé par l’altérité.

 

Ces derniers paragraphes peuvent nous faire méditer sur notre rôle aux Valangines, qui est peut-être de favoriser les échanges, les rencontres avec les personnes migrantes moins pour leur offrir un cocon clos que pour leur donner l’occasion de nouer des relations sociales avec des Suisses et de petit à petit, se familiariser avec nos us et coutumes.

De même, nous apprendrons sûrement à comprendre et expérimenter d’autres manières de vivre et de voir le monde qui nous permettront, hors de ce cadre, de nouer plus facilement des relations avec les personnes migrantes dans le cadre citoyen.

Peut-être pourrions-nous voir l’Accueil-Café-Migrants comme une possibilité d’ouvrir aux personnes migrantes des possibilités de, petit à petit, se faire une place parmi nous, et de ne pas rester éternellement à l’écart de notre réalité quotidienne et, pour nous, d’élargir nos horizons sociaux, culturels, intellectuels et spirituels.

Avec cet espoir, je vous souhaite une très belle semaine,

Cécile

Dimanche 27 août

Bonjour,

en ce dernier dimanche d’août, à quelques jours de l’ouverture de notre Accueil-Café-Migrants, je vous propose de suivre les réflexions du mémoire de J. Fehlmann sur l’importance de la foi dans la vie et les parcours des personnes qu’elle a rencontrées.

Au fil des entretiens, note-t-elle, nous avons constaté que la foi permet parfois de donner du sens aux événements les plus traumatiques, comme le relève Nicolas tout au long de son récit biographique : il attribue les épreuves traversées à la volonté divine et les accepte comme telles parce qu’elles sont part d’un destin qui lui reste à découvrir. La foi fait office de cadre explicatif des événements, petits ou grands, joyeux ou tristes, qui rythment l’existence. Elle est aussi une ressource intarissable, immédiatement accessible, dans laquelle nos interlocuteurs peuvent puiser de l’espoir dans les moments de doute, du courage, de la ténacité; une force de résilience, parfois. Nicolas s’est donc toujours senti accompagné, protégé et même dirigé par une force supérieure, dans sa décision de migrer, durant le voyage en tant que tel, aussi bien qu’à son installation en Suisse. Certains de ses choix, jugés à posteriori particulièrement périlleux, comme lorsque lui et son ami se sont lancés à l’assaut du désert, à pied, sans carte et sans eau, lui ont été dictés par Dieu, il en est convaincu et cette conviction l’a porté.

L’Eglise orthodoxe tewahedo érythréenne devenue autocéphale à la proclamation de l’indépendance (jusqu’alors elle se confondait avec son homologue éthiopienne), compte environ deux millions de fidèles en Erythrée, soit près de la moitié de la population totale. En Suisse, 90% des ressortissants érythréens sont chrétiens, dont la grande majorité appartient à l’église orthodoxe ; 10% seulement sont musulmans. Lili entretient une relation étroite et régulière avec l’Eglise orthodoxe tewahedo.

Jusque-là, les fidèles de la région pouvaient se joindre à une paroisse locale, protestante ou catholique en l’absence d’une représentation du culte orthodoxe, ou faire les déplacements, par exemple à Fribourg ou Genève, où œuvraient déjà des dignitaires de l’Eglise tewahedo. Lili, qui nous a raconté son soulagement lorsque, fraîchement installée dans sa ville d’accueil, une délégation informelle de la communauté érythréenne est venue la trouver chez elle pour lui signifier la bienvenue et l’inviter à fréquenter l’Eglise :
La famille de XXX est très, très gentille et elle est venue la première fois m’accueillir quand je me suis installée ici. Et ils sont en contact avec beaucoup de Suisses qui parlent français. Ils aident les Erythréens
pour tout! Et ils ont des contacts avec beaucoup, beaucoup, d’Erythréens. L’Eglise aussi c’est elle (XXX) qui organise, parce que normalement on n’a pas d’Eglise mais c’est elle qui a contacté le pasteur de l’Eglise (Lili 2014)

Depuis ce jour, elle n’a pas manqué une occasion de s’y présenter. L’Eglise et les personnes qu’elle y associe sont pour Lili une véritable seconde famille, comme elle nous le confiera. Ce sentiment est encore renforcé par le fait qu’à son arrivée ni son mari encore au Yémen, ni sa fille ne l’accompagnaient. Elle a traversé seule toutes les épreuves du voyage qui l’a conduite d’Erythrée en Suisse.

Ce cercle qui s’est ouvert à elle, le réconfort, le partage, l’amitié qu’elle y a trouvée, après des mois d’incertitude, lui a donc suffit à combler la majorité de ses besoins : ses amies et confidentes fréquentent l’institution et elles peuvent s’y échanger leurs joies, leurs peines et leurs interrogations.

Ayant en commun une expérience de la migration, la plupart d’entre elles sont conscientes et informées des problématiques que rencontre une nouvelle venue et sont disposées à partager leur connaissance d’un système suisse parfois opaque. Bien que toujours en lien avec les activités de l’Eglise, elles y partagent des loisirs : le chant que Lili apprécie et la préparation des fêtes qui sont autant d’occasions de relâcher la pression du quotidien et qui rythment agréablement l’année.

Idriss nous a lui aussi parlé de son attachement aux célébrations religieuses qu’il a décrites comme réunissant femmes, hommes et enfants dans une même ferveur, et qui durent jusqu’à l’aube. Il se rappelle des chants, des prières et des sermons se succédant toute la nuit, de la musique et de la danse qui sont omniprésentes. Tous les participants sont vêtus de tuniques amples et blanches, les femmes arborent des coiffures au nattage complexe.

Outre un moyen d’honorer et d’affirmer sa religion, c’est bien une atmosphère qu’Idriss vient rechercher ; après le recueillement, c’est son pays natal et sa « vie d’avant » qu’il y retrouve, l’espace d’une nuit. Pour certains migrants érythréens, il est essentiel de pouvoir se replonger à intervalles réguliers dans une ambiance familière par le biais des célébrations religieuses de l’Eglise tewahedo et d’y entretenir un faisceau de relations qui permet d’amortir le choc dû à la transition.

D’autres, comme Max, très croyant lui aussi, se mettent en quête d’une manière alternative de vivre leur foi. Max, tiraillé entre son désir d’intégration et sa peur du regard de l’autre, souhaiterait fréquenter l’Eglise de son village qui est catholique. Max suit sa même logique dans tous les secteurs de vie, y compris celui pourtant hautement symbolique de la confession. Cependant, il n’ose s’y rendre seul par crainte du jugement porté sur lui par les paroissiens suisses. Voilà ce qu’il nous dit de ce désir contrarié :
Die Schweizer sind zurückhaltend. Sowieso bin ich schwarz. Ich habe Angst wenn ich dort in die Kirche gehe, dann schauen mich die Leute einfach an. Solange ich Angst habe, muss ich zuhause bleiben. (Max 2014)

« Tant que j’aurai peur, je devrai rester à la maison » : sa peur entrave ses mouvements et l’empêche d’accomplir un rituel qui lui est cher. Mais, plus loin, il ajoutera qu’accompagné d’une personne « autorisée », appartenant à la paroisse, il craint moins ces regards inquisiteurs. Il a pu faire cette expérience grâce à une collègue de travail qui l’a en quelque sorte chaperonné, l’a emmené à l’Eglise, l’a assis à ses côtés et est repartie en sa compagnie.

Cette personne lui a donné la « caution » qui lui faisait défaut. Max montre un besoin de « religion » similaire à celui de Lili ou d’Idriss et il l’associe à l’institution et à la communauté de croyants. Néanmoins, il emprunte une fois de plus, une voie diamétralement opposée qui répond à son vœu de se distancier d’une identité qu’il rejette d’une part, de se rapprocher d’une identité à laquelle il aspire, d’autre part.

Le troisième cas de figure que nous avons rencontré concerne Nicolas qui, tout en observant les préceptes religieux et la doctrine édictés par l’Eglise orthodoxe tewahedo, a pris le parti de les emmener ailleurs, hors de l’institution, loin de ses représentants et de ses fidèles. Nicolas, lorsqu’il
vivait encore en Erythrée, fréquentait assidûment l’Eglise, comme tous les membres de sa famille et de son entourage. Cela faisait partie intégrante de la vie sociale et d’ailleurs il associe ce comportement à des souvenirs heureux comme les fêtes de Noël.

Ensuite, tout au long de son périple dangereux, il s’est maintenu moralement à flot, en se persuadant que Dieu lui réservait un destin particulier, sans qu’il n’ait à porter de jugement. Ainsi, au milieu du désert, alors que lui et son compagnon de route se sont égarés et perdaient rapidement espoir, Nicolas dit avoir aperçu une nuée d’oiseaux dans le ciel:
J’ai vu les oiseaux qui volent, presque trente, au-dessus de nous. Alors moi j’ai dit à mon ami, c’est la seule chance qu’on trouve à boire. On a marché pendant quatre-cinq kilomètres. Ça a fait, je ne sais pas, un peu plus de quarante minutes, parce qu’on était tellement fatigué. Ok, on a vu les oiseaux qui survolent comme ça, on a trouvé de l’eau là-bas. (Nicolas 2014)

C’est aux enseignements de son frère, aguerri aux méthodes de survie, qu’il doit d’avoir interprété correctement ce tableau, mais Nicolas s’interroge sur la présence de ces oiseaux à cet instant où lui et son ami lâchaient prise. Plus tard dans le récit, ce sont des morceaux de sucre, que Nicolas a, providentiellement, glissé dans sa poche qui vont sauver sa vie ainsi que celles de ses camarades, en leur apportant l’énergie nécessaire alors qu’ils étaient tous restés en rade sur une piste isolée sur la
route de Khartoum. Les anecdotes similaires se succèdent dans l’histoire de Nicolas : pour l’auditeur, elles témoignent surtout d’une incroyable force de vie, d’un solide instinct, d’une capacité à prendre les décisions importantes au moment voulu et d’un facteur chance parfois déterminant.

Mais Nicolas ne s’attribue pas le mérite de ses succès, les oiseaux comme le sucre sont, à ses yeux, des « messages » délivrés par Dieu. Ils le tirent d’un mauvais pas et, de plus, ils lui signifient cette « présence » bienveillante qui le rassure, l’apaise et le raffermit dans sa volonté. Sa foi s’exprime dans la prière et dans la lecture de la Bible, activités qu’il poursuit dans l’intimité de son foyer :
Quand je m’énerve, ce que je préfère c’est aller chez moi et rester tout seul. Après quand je reste tout seul, je vois cette Bible, moi je prends. C’est pour ça que j’ai commencé à la lire, ça calme mon esprit. Tout de suite ça calme mon esprit. (Nicolas 2014)

Ainsi, dans le discours de nos différents interlocuteurs, l’« appétit » de religion est grand, exacerbé même par rapport à ce qu’il était avant la migration. Peut-être, dans la mesure où la société hôte est plus sécularisée que la société d’origine, leur pratique devient plus apparente et leur foi plus conscientisée. La participation au sein de l’Eglise orthodoxe tewahedo permet à Lili d’évoluer, ponctuellement, dans une structure familière, alors qu’elle ne se sent pas encore totalement maîtresse des évènements qui rythment son quotidien. C’est l’ordre et l’unité dans le chaos. Les dimensions voisines de confiance en soi, d’assurance et de contrôle nous semblent être des clés dans la compréhension du besoin religieux. La foi est attachée à cette idée, partagée par nos témoins, que
« Dieu » guide leurs pas.

Nous arrivons au terme de cette chronique, et ce dernier volet souligne la dimension spirituelle très présente dans ces parcours de l’Erythrée à la Suisse. Confessions ou religions différentes de la nôtre, il me semble que nous pouvons comprendre cette soif spirituelle et y accorder une place dans notre accueil aux Valangines.

Avant de clore cette chronique, je rappelle que le journal Réfromés conscre dans sa dernière édition un dossier aux Eglises issues de l’immigration. Outre que j’en recommande la lecture, je souhaite nous rendre attentif à la présence de ces églises dans notre ville qui se réunissent notamment à la Maladière et que nous devrions, il me semble, apprendre à connaître les partages et échanges œcuméniques étant toujours féconds…

En me réjouissant de l’ouverture d l’Accueil-Café-Migrants

En remerciant de tout coeur mon amie J. Fehlmann pour m’avoir accordé le droit de publier ici de vastes extraits de sa recherche,

En vous saluant au nom de l’accueil inconditionnel de Dieu en Jésus-Christ,

je vous souhaite un très beau mois de septembre,

Cécile

2 réflexions sur « Chronique d’août 2017. De l’Érythrée à la Suisse… réseaux en récits »

  1. merci Cécile, d’avoir pris l’initiative de publier des extraits de ce mémoire: c’est très enrichissant et très émouvant. J’espère que beaucoup de gens liront ces chroniques et auront envie de s’engager pour les personnes migrantes

  2. Bonjour,
    J’ai beaucoup aimé lire votre article.
    J’ai ainsi beaucoup d’interrogation qui ont trouvé réponse. Merci beaucoup

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