Chronique de mai 2017. Le rire… entre Dieu et nous.

Cécile et Guillaume, membres de la paroisse de Neuchâtel,
aux frères et sœurs fidèles en Christ, d’ici ou d’ailleurs

à vous grâce et paix de la part de Dieu, notre Père. (Col. 1, 2)

Chaque mois, un thème à partager
Chaque dimanche, une avancée dans la réflexion,
Nos sensations, nos réflexions, nos perplexités
Vos sentiments, vos observations, vos interrogations
Correspondons!

Sara s’écria :

« Dieu m’a donné sujet de rire ! Quiconque l’apprendra rira à mon sujet » (Gn 21, 6)

Bonjour à vous,

Hier, au centre de Sornetan, s’est tenue la journée « Osez le jour ! ». Organisée tous les deux ans, elle a pour but d’« Oser vivre l’Eglise ! » et d’«Oser être soi ! »… et cette année le thème était le rire. Plus d’une soixantaine de participants, nous avons commencé l’après-midi par un spectacle humoristique de Victor Costa (le mari de la pasteure…) autour de l’origine du monde, puis nous avons été répartis dans divers ateliers avant de nous retrouver pour le souper et une célébration… durant laquelle nous n’avons pas fini de rire.

Rire, c’est… manifester sa joie de vivre, se moquer de quelqu’un, se moquer de soi-même, prendre du recul sur le monde, libérer ses angoisses, signaler à l’autre sa non-agressivité, entrer dans le jeu, suspendre ses mécanismes de surveillance, conjurer une angoisse dans le passage de l’inquiétude à la détente, manifester ses aptitudes intellectuelles voire sa supériorité, exprimer son étonnement devant l’absurdité d’une situation, se laisser déplacer, relativiser… Et j’en oublie !

Ce rire, bénéfique pour nos corps, parfois troublant pour nos esprits, si complexe dans nos interactions sociales… ce rire qui parfois bénit nos moments d’intimité avec nos proches, ce rire qui parfois condamne et blesse notre prochain… ce rire… qu’en est-il dans nos relations à Dieu et à sa Parole ?

Ce premier dimanche, je vous propose une introduction à ce thème si vaste, et tâcherai de vous convaincre qu’il a toute sa place dans notre spiritualité chrétienne. Les deux semaines suivantes je développerai ma pensée autour d’un passage de l’Ancien Testament (Abraham et Sarah) et du Nouveau Testament (le rire autour de la Passion). Pour finir, je proposerai un dialogue entre une caricature de Tony (présent lors de la journée Osez le jour !) et un texte de Jarry, pour montrer comment en déformant et dédramatisant l’épisode de la Passion, le rire nous ramène paradoxalement à l’essentiel.

Bonne lecture,

Cécile

Dimanche 7 mai 2017

Bonjour à vous !

Avant de participer à Osez le jour ! je pensais déjà écrire cette chronique de mai sur le rire, puisque je travaille moi-même sur la caricature. Hier, toute ma perspective s’est vue changée… par et sur le rire ! Durant la journée, j’ai suivi un atelier animé par M. Baumann sur la tradition juive de l’humour qui était celle de Jésus. J’ai ainsi été amenée à relire les paraboles sous un angle tout différent !

Rire naturel, relationnel et culturel

Avant de vous faire part de mes découvertes, je souhaite rappeler que le rire est une donnée complexe dans nos vies, bien que souvent spontané.

Il est d’une part naturel : le bébé rit lorsqu’il se sent en sécurité et que quelque chose d’incongru lui arrive. Nous pouvons aussi penser au rire des chatouilles, propre également au singe, lorsque nous conjurons l’angoisse de voir une zone corporelle sensible attaquée, mais sans danger : oscillation entre la peur et la confiance dont le rire est une marque.

Le rire est aussi relationnel, il dépend de l’entourage. Lorsque je fais tomber ma tartine par terre (du « bon » côté bien sûr !) et que mon compagnon rit de moi, je comprends que son rire est une manière de m’encourager à dédramatiser la situation, à prendre cette faiblesse comme une anecdote amusante : et je ris aussi (et je m’empresse de nettoyer).

Cependant, lorsque je suis face à un homme qui rit quand je laisse tomber mon billet de dix francs par terre et que, ni une ni deux, il le ramasse et s’enfuit : je ne ris pas (du moins pas dans un premier temps).

Enfin, je me rappelle avoir été persécutée à l’école primaire et, outre le désagréable souvenir de sentir mes cheveux tremper dans les toilettes, ce sont les rires moqueurs qui m’accompagnaient tout le chemin de l’école à la maison dont je me souviens encore aujourd’hui avec douleur…

Le rire n’est ni bon ni mauvais en soi… cela dépend du contexte de son émission et de notre propre réception.

Le rire, enfin, est culturel. Géographiquement d’une part. Je ne comprends souvent pas l’humour des films coréens que j’adore mais qui me laissent perplexe: je ne sais pas de quoi rient exactement les personnages, ni si cela doit me faire rire ou non.

D’autre part, le rire varie historiquement. Au Moyen-Age nous pouvions rire de tout pendant la fête des fous et de presque rien le reste de l’année. Aujourd’hui nous rions tout le temps, mais nous n’avons pas le droit de rire de tout. Je m’étonne de même de l’humour de la Renaissance humaniste, chez Rabelais par exemple, qui mêle à une philosophie de vie profonde un rire relativement trivial. Gargantua propose une réflexion essentielle sur l’homme en société, son éducation, sa religion, son système politique, mais Rabelais prône aussi un rire gratuit comme lorsque Gargantua se torche le cul avec un oisillon ! Quelle liberté ! Je vois mal aujourd’hui un pasteur agrémenter son sermon avec un exemple de son expérience des WC… mais pourquoi pas… une hypothèse est d’ailleurs que…

Jésus lui-même cherchait à faire rire !?

Cette constatation sur la distance historique qui nous sépare de certains rires est essentielle et nous permet de revisiter notre lecture de la Bible. Comment comprendre quels sont les passages où interviennent l’humour?

J’ai compris hier que, sans connaissance du terreau de l’humour juif qui guidait Jésus dans le choix de ses paraboles (terreau que même Luc et Matthieu ne partageaient plus vraiment) il était impossible pour nous de rire d’une image que Jésus présentait pourtant surement pour faire rire…

L’atelier d’hier avec M. Baumann était à cet égard très éclairant. Je citerai ici un de ses exemples :

« Quiconque entraînera la chute d’un seul de ces petits qui croient en moi, il est préférable pour lui qu’on lui attache au cou une grosse meule et qu’on le précipite dans l’abîme de la mer » (Matthieu 18, 6)

Jésus menace-t-il donc d’une mort affreuse ceux qui entraîneront la chute d’un plus faible ? autant dire que nous allons donc tous passer par ce châtiment, nous qui, volontairement ou non, achetons des chaussures fabriquées par des enfants, mangeons des fruits que nous ôtons de la bouche de ceux qui les cultivent, achetons plus que le nécessaire alors que tant de personnes n’ont pas de quoi se nourrir, se loger et se vêtir…

Evidemment, la parole de Jésus nous exhorte à prendre soin du plus faible, cela est indéniable ! C’est le châtiment qu’il évoque qu’il convient de relativiser… En effet, Jésus use ici de l’exagération jusqu’à rendre le châtiment absurde : attacher la meule au cou d’une personne, c’est la tuer une première fois car nul ne peut supporter un tel poids. Jésus exagère en nous disant que cette personne, une fois morte, devra encore subir une seconde mort en étant noyé dans la mer… mais, et il pousse à son comble l’exagération : il ne faut pas la jeter depuis le bord, mais prendre ses précautions et l’amener en haute mer jusqu’aux abîmes…

Rappelez-vous… enfants, vous avez certainement fait une bêtise, une bêtise presque inévitable (comme aujourd’hui nous nuisons sans le vouloir aux plus faibles), par exemple laisser tomber votre tartine sur le mauvais côté… Peut-être alors votre maman vous a-t-elle dit, sur un ton mi-sérieux mi-amusé : « la prochaine fois, je t’attache à ta chaise, colle ton assiette sur la table, et te donnerai une tartine sans rien dessus… et si elle tombe, c’est moi qui te mangerai tout cru ! ». Vous comprenez alors que le châtiment proposé n’est pas réel. Tout en vous enjoignant à mieux vous tenir à table, votre maman vous fait comprendre avec humour qu’elle n’est pas fâchée…

Vu sous cet angle, la menace de Jésus, si extravagante, n’est-elle pas parole de grâce ? N’est-ce pas une forme de bienveillance envers les enfants que nous sommes, à vouloir bien faire et à ne jamais y parvenir totalement ? Jésus, comme notre maman, a envie de nous voir mieux nous comporter et nous en avertit, tout en dédramatisant par une image exagérée les conséquences de nos actes. Plutôt que nous paralyser, cette exagération des conséquences nous donne envie de nous améliorer tout en reconnaissant que ce n’est pas dramatique de ne pas toujours être parfaits…

Nous avons perdu en grande partie cet héritage de la tradition hébraïque qui mêlait l’humour à l’enseignement religieux… peut-être devrions-nous réfléchir à nous le réapproprier pour mieux lire la Bible, mais aussi pour mieux communiquer, notamment en Eglise…

Le rire pour changer de perspective.

Je ne nie pas qu’il existe de nombreux rires destinés à faire du mal, mais je pense aussi qu’il ne faut pas négliger la part ludique du rire qui permet de mieux communiquer. Le rire met à distance, le rire dédramatise, le rire mène à changer de point de vue. Il permet ainsi de prendre des décisions en groupe sans s’affronter, mais en exposant son point de vue avec humour, à accepter de changer de regard.

Je prendrai un exemple qui m’est arrivé récemment. Il était question de la vente des pâtisseries lors de la Paroisse en Fête (le 30 septembre prochain au Temple du Bas). Certains, dont moi, voulaient le stand dehors, pour être visible en ce samedi de marché, d’autres le voulaient à l’intérieur, par peur des guêpes.

Plutôt que débattre, j’ai préféré inventer une petite parabole : « imaginons une famille éloignée de l’Eglise dont le fils souhaite une alléchante pâtisserie, ses parents cèdent à son désir, puis finissent par prendre un verre avec nous, puis restent pour le dîner, puis participent au jeu et discutent avec les paroissiens. Ils se rendent compte que nous sommes des gens normaux et heureux de vivre notre foi. Au terme de la journée, ils décident de s’engager dans les futures activités de notre paroisse ».

Bien sûr, je doute que les choses se passent ainsi, et mon but n’est pas de faire du prosélytisme ! Mais, par cette image exagérée, je voulais souligner que la visibilité de ce stand était importante car elle ouvrait des possibilités de rencontres et manifestait notre ouverture sur le monde… Le rire qu’elle a suscité a simplement permis aux gens de prendre du recul, de reconsidérer la question sous un autre angle, de déplacer le questionnement autour de la sécurité (les piqures de guêpes) vers celui de la rencontre (la visibilité du stand ouvert à tous les passants)…

Je suis donc heureuse de savoir que, sans le vouloir, j’ai peut-être fait un peu d’humour comme Jésus semblait le faire… Par exemple lorsque, pour montrer que l’amour des ennemis n’était pas une chose impossible, il utilisait cette image du Père « qui fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et les injustes » (Mt 5, 44-45).

En effet, en temps de sécheresse, essayons seulement de ne donner de la pluie qu’aux bons agriculteurs et de laisser sous le soleil les mauvais… Nous comprenons par cette image amusante que nous n’avons pas la maîtrise du bien et du mal et que faire le bien, pour tous, même nos ennemis, est peut-être moins difficile qu’il n’y paraît… c’est même « naturel » puisque la pluie et le soleil sont pour tous et toutes !

Voilà pour cette introduction dans laquelle j’ai souhaité privilégier les bienfaits du rire… N’oublions pas cependant qu’il est aussi une arme redoutable et a été utilisé à de mauvaises fins, nous aurons l’occasion de le voir lorsque nous aborderons le thème de la foule qui se moque de Jésus sur la croix… Toutefois, nous prendrons aussi le temps de montrer que le rire est loin d’être condamné dans le Nouveau Testament. Un premier pas vers la valorisation du rire est le livre de la Genèse dont je vous parlerai dimanche prochain.

D’ici là, je vous souhaite à tous et toutes une très belle semaine !

Je vous engage aussi volontiers à observer vos rires… et, pourquoi pas, de me faire part de vos remarques à ce sujet en postant un commentaire ! Je suis également particulièrement curieuse d’en apprendre plus au sujet du rire au temps de l’Evangile, mais aussi des prophètes de l’Ancien Testament, dans la tradition hébraïque… bref, n’hésitez pas à me donner des conseils de lectures ou à partager votre savoir avec moi !

Bien à vous

Cécile

Dimanche 14 mai

Tsachaq !

Non… ce n’est pas un nouveau terme pour dire bonjour…, mais c’est autour de ce mot que portera la chronique de cette deuxième semaine de mai.

Ce mot qui sonne comme une hache coupant du bois est tout simplement le terme hébreux que l’on trouve dans la Genèse pour décrire les rires d’Abraham et de Sarah.

Tsachaq peut être traduit par rire… mais aussi par se moquer de, railler : aspect a priori négatif, car le rire suppose alors que l’on souhaite blesser l’autre, le ridiculiser. Personne n’aime être l’objet du rire… Mais qu’en est-il lorsque l’on rit de soi-même, comme le fait Sarah ?

Tsachaq se traduit aussi par jouer, et nous voyons ici s’ouvrir de multiples possibilités de comprendre le rire de manière positive… Car jouer suppose tout à la fois créativité, inventivité. Le jeu peut être compétition, mais celle-ci reste dans le cadre de « règles » propres à tout jeu. Entrer dans un jeu, c’est être donner un cadre au rire, l’assurance que ce rire n’est pas là pour blesser réellement mais pour prendre plaisir à un moment où nous suspendons volontairement la réalité de nos vies pour la fiction du jeu. Le rire, en ce sens, est aussi une forme d’apprentissage : voir les choses avec du recul pour mieux les comprendre.

Je vous propose donc de relire ces passages où les personnages « tsachaq » dans la genèse et de nous laisser aller à une réflexion sur les significations possibles de ces rires. J’ai effectué cette relecture avec l’aide de Joë Friedemann, spécialiste du rire, de littérature et du judaïsme… un penseur que j’admire et un auteur que je vous recommande ! Certains de ses textes sont disponibles sur le web, dont cet essai : « Le rire du commencement : Abraham, Sarah, Isaac et les autres… ».

Je précise aussi que je n’ambitionne pas ici une lecture historico-critique : tout en exploitant la richesse sémantique du terme Tsachaq, c’est surtout notre rire, aujourd’hui, que je souhaite comprendre à la lumière d’Abraham, Sarah et Isaac…

Abraham : même le plus parfait des patriarches a ri !

Abraham tomba sur sa face; il rit (Tsachaq), et dit en son coeur : Naîtrait-il un fils à un homme de cent ans ? et Sara, âgée de quatre-vingt-dix ans, enfanterait-elle ? (Gn 17, 17)

Cette réflexion amère est étonnante, si l’on considère, comme le rappelle Friedemann, qu’Abraham est un homme libre, un homme qui ose négocier avec Dieu le bien-fondé du projet divin de détruire Sodome…

Le « père de tous les croyants »… incrédule ? En effet, force est de constater que, en ce qui concerne la possibilité pour Sarah d’enfanter, Abraham doute en son cœur de la toute-puissance de Dieu.

Cependant, le doute vient après le rire. Abraham rit d’abord d’étonnement. Puis, il doute, certes. Ensuite, il continue de placer sa confiance en Dieu. Joë Friedemann note que « ce rire est un point d’interrogation adressé à Dieu ».

Pour ma part, ce qui me frappe dans ce passage, c’est l’ouverture du rire d’Abraham. Il « tombe sur sa face » et montre donc clairement son effarement devant les propos de son Dieu. En somme, l’attitude d’Abraham nous dit peut-être : Dieu nous surprend, à tel point qu’on en est physiquement ébranlé : les bras nous en tombent, presque au sens propre ! En un sens, Abraham n’hésite pas à se montrer tel qu’il est devant Dieu: trop « humain » pour ne pas être surpris des projets de Dieu qui dépassent tout entendement!

Par contre, Abraham est plein de discrétion dans sa pensée logique qu’il « garde en son cœur » : il n’apostrophe pas Dieu pour lui dire que ce miracle est au-dessus de ses moyens… il ne « négocie » pas la grossesse de Sarah comme il négocie le sort de Sodome. Il rit, il doute un instant, puis décide de vivre en confiance dans l’attente de cette promesse.

Abraham ose manifester son effarement, sa surprise, mais il garde sa pensée pour lui. Il me semble que nous aussi, nous pouvons rire devant Dieu des choses véritablement incroyables qu’il nous promet, mais comme Abraham, dépassons nos doutes… prenons patience…

Le Christ est mort et ressuscité pour moi ! Il y a de quoi être étonnée ! Il y a même de quoi mettre à l’épreuve ma raison qui formulera un doute quant à la logique de cette vérité… rien ne sert de le nier. Par le rire, je libère cet étonnement, j’exprime ma surprise et accepte que la vérité de Dieu va contre ma logique humaine, et cependant je vis de la confiance en cette vérité ! Si une trace de doute, comme pour Abraham, subsiste, je la garde en mon coeur et continue d’avancer avec toute la confiance dont je suis capable dans la vérité de la présence de Dieu à mes côtés.

Dieu fait des promesses qui nous semblent tellement impossibles que nous rions de surprise. Mais face à ces promesses, après l’étonnement, c’est surtout notre logique humaine qui vient changer notre rire de surprise en rire d’incrédulité. Comme Abraham, osons devant Dieu le rire de surprise, osons lui dire que nous sommes étonnés… et que cet étonnement risque d’insinuer en nous des doutes qui viennent de notre logique humaine… que nous avons besoin de lui pour affermir notre confiance.

En effet, Dieu ne reproche pas ce rire à Abraham… il accepte son étonnement et les doutes qui traversent sa pensée… Joë Friedemann note que Dieu comprend Abraham et qu’il bénit son rire d’étonnement en « incorporant l’idée du rire au nom que portera, plus tard, alliance à tous égards, suprenante, le fils d’Abraham et de Sarah :

 Certes, Sarah, ton épouse t’enfantera un fils, et tu appelleras son nom Yitz’hak (Il rira) (Gn 17, 19-20)…

Isaac est donc le signe de la bénédiction que Dieu porte sur nos rires.

Sarah, le danger d’un rire caché

Sarah rit pour la même raison qu’Abraham : elle doute aussi de la possibilité d’enfanter. Pourtant, lorsque Sarah rit, Dieu, cette fois, réagit et condamne son rire. Observons cela de plus près :

Elle rit (Tsachaq) en elle-même, en disant : Maintenant que je suis vieille, aurais-je encore des désirs ? Mon seigneur aussi est vieux. (Gn 18, 12)

Si la raison du rire est la même, sa manifestation est différente. Le rire de Sarah, contrairement à celui d’Abraham, ne part pas d’un étonnement spontané : aucune manifestation physique ne lui est associé. Le rire est ici totalement soumis à la logique humaine et surtout, il est caché.

Abraham rit. Puis seulement il se dit : je ris car cela semble impossible, et il continue sa vie avec la même confiance en Dieu. Sarah fait l’inverse : en se disant que c’est impossible, son rire vient de la logique, il reste caché et pire, est nié.

Le rire d’Abraham naît de la surprise, le rire de Sarah naît du doute. Joë Friedemann note que ce rire, « par une intériorisation donne une apparence de duplicité ». Dieu réagit :

L’Eternel dit à Abraham : Pourquoi donc Sara a-t-elle ri (Tsachaq), en disant : Est-ce que vraiment j’aurais un enfant, moi qui suis vieille ? (Gn 18, 13)

Il me paraît ici très intéressant de remarquer que Dieu, dans un premier temps, ne s’adresse pas directement à Sarah, mais à Abraham. D’une part, il semble rappeler à Abraham que c’est à lui, qui a rit le premier, de soutenir Sarah dans sa confiance ébranlée. Il semble lui dire que c’est à lui de rassurer sa femme et de l’exhorter à la confiance.

Dieu sait bien qu’Abraham a eu la même réaction que Sarah, mais à cette deuxième annonce, Abraham ne rit plus car il a accepté comme une vérité cette promesse de Dieu. C’est donc à lui de proposer la même direction à Sarah, de lui montrer que malgré sa surprise et contre la logique humaine, elle peut avoir confiance.

Dans les moments où nos proches doutent, est-ce que nous les aidons à retrouver confiance en Dieu ou les laissons-nous aller à leur raillerie ? Dieu demande des comptes à Abraham du rire de Sarah, et à ce titre, je me sens aussi responsable lorsque d’autres rient en niant la toute-puissance de Dieu et que je ne dis rien pour leur faire changer de point de vue.

Sarah, cependant, s’attirera une remarque plus directe de Dieu. En effet, plutôt d’accepter que son rire était mal placé, elle va tout simplement le nier… et c’est à ce moment-là que Dieu lui adresse la parole.

Alors qu’Abraham manifestait sans honte son étonnement, elle prend le parti de cacher ses doutes :

Sara mentit, en disant : Je n’ai pas ri (Tsachaq). Car elle eut peur. Mais il dit : Au contraire, tu as ri (Tsachaq). (Gn 18, 15)

Sarah, en fait, ne ment pas vraiment : elle n’a effectivement pas ri ouvertement…. Ce verset nous prouve que son rire est bien celui de l’incrédulité : non seulement elle doute de la promesse de Dieu, mais elle s’imagine de plus que ses pensées peuvent lui être cachées. Dieu lui prouve sa toute-puissance, il lui montre que, bien qu’intériorisé, ce rire ne lui échappe pas.

Le mensonge de Sarah a une raison : la peur. Dieu semble ici nous dire que ses promesses, si invraisemblables qu’elles soient, sollicitent notre confiance et non notre peur. Il ne juge pas le rire d’étonnement qui peut jaillir face à ses projets pour nous qui défient toute logique, mais il juge un rire qui pense lui échapper.

Rire dans l’étonnement, avec un soupçon de doute que l’on ne cache pas, mais que l’on étale pas non plus car on a confiance en Dieu : c’est le rire d’Abraham qui est béni par Dieu.

Rire en soi-même, à la suite d’une pensée logique qui met en doute la toute-puissance de Dieu, avec la peur que ce doute soit perçu: c’est le rire de Sarah, un rire que Dieu critique…

D’ailleurs, Sarah elle-même nous montre comment elle va faire de ce rire caché un rire ouvert. Elle nous montre que, de ce rire de peur, peut naître un rire de confiance.

Sarah : le rire comme recul sur soi

Sarah a nié son rire, et pourtant, une fois Isaac né, c’est elle qui insiste :

Et Sara dit : Dieu m’a fait un sujet de rire; quiconque l’apprendra rira (Tsachaq) de moi. (Gn 21, 6)

Joë Friedemann note qu’il est difficile d’interpréter ce rire comme une pure expression de joie… par contre, ajoute-t-il, il s’agit d’une prise de conscience que le rire, et donc le doute, la moquerie, l’ironie, mais aussi l’humour font partie du destin de l’humanité.

Et pourquoi pas, ajoute-t-il, du projet de Dieu, de son « intention bien marquée pour l’avenir, en lui donnant Isaac ». Joë Fridemann propose alors une hypothèse de lecture intéressante et audacieuse, on pourrait en effet lire l’épisode du sacrifice d’Isaac selon une autre perspective, teintée d’ironie : « L’injonction est à ce point irrationnelle qu’elle ne pouvait, de ce fait, être raisonnablement prise au sérieux par le patriarche, et en conséquence exécutée à la lettre, stricto sensu ? Faudrait-il y voir de la part de Dieu, une riposte, tardive et ambiguë, sur fond d’humour ou d’ironie, aux rire d’Abraham et de Sarah ? Réplique en un sens narquoise, destinée, en outre, à servir d’admonestation pédagogique à l’adresse de ceux qui auraient l’idée de s’abandonner, à l’avenir et avec la certitude de l’impunité, à un questionnement rieur sur l’omnipotence divine ? » Cette hypothèse garde la forme interrogative, mais je renvoie avec insistance au détail de l’interprétation de Friedemann qui ouvre de nouvelles pistes de compréhension fascinantes.

J’en resterai pour ma part à un constat beaucoup plus simple. Sarah nous dit que l’on peut rire d’elle. Cela veut dire que nous pouvons rire… du rire de Sarah ! J’interprète cela comme l’invitation à se moquer du rire qui doute. Sarah, en nous proposant de rire d’elle-même, fait preuve d’une auto-dérision qui est aussi prise de conscience. En riant de Sarah, nous rions aussi de toutes les fois où nous avons mis en doute les promesses de Dieu.

Abraham nous montre que nous pouvons rire d’étonnement devant les promesses si inconcevables du Seigneur, tout en maintenant notre confiance en Lui.

Sarah nous montre que, parfois, le doute s’insinue en nous et que nous cachons au mieux un rire qui remet en question la toute-puissance divine.

Sarah est aussi celle qui nous donne l’antidote à ce danger du rire qui peut nous couper de Dieu. Il ne s’agit pas d’être sérieux, mais de rire contre notre rire pour mieux l’annuler.

Souvenons-nous de Sarah, et souvenons-nous de tous les moments où nous avons douté de Dieu : en riant, nous prendrons du recul sur nous-mêmes, nous nous moquerons de nos propres doutes, de notre propre logique et réaffirmerons, par le rire, notre confiance en Lui.

Rions donc d’étonnement face à ce Dieu qui nous surprend toujours, mais rions surtout de notre logique humaine, et rions de nous-mêmes lorsque nous mettons les promesses de Dieu en doute. Le rire est alors un bon moyen confesser notre faiblesse, de faire part à Dieu de la difficulté que nous avons à avoir pleinement confiance en sa toute-puissance créatrice qui nous dépasse nous, notre logique et nos doutes.

Et, en même temps, il est aussi une force, celle qui viendra tuer notre rire de doute par un rire qui l’annule à son tour. Retourner le rire de nos doutes contre lui-même… tel est l’enseignement que je tire personnellement du rire de Sarah et de l’interprétation qu’elle en donne.

Nous revenons donc à notre première constatation : le rire, comme manifestation physique, n’est ni bon ni mauvais, ni juste ni injuste. Le rire est ambivalent comme nous le sommes souvent nous-mêmes, il ne doit pas être enfoui, mais remis à Dieu qui saura changer un rire de doute peureux en rire de surprise émerveillée, qui saura changer notre rire de moquerie en rire de joie.

Nous retrouverons la semaine prochaine cette même ambivalence du rire dans les Evangiles… Les moqueries qui accompagnent la crucifixion du Christ semblent condamner le rire, et pourtant, est-il exclu de la bonne nouvelle ? Au plaisir de vous retrouver dimanche prochain pour entamer cette réflexion,

Très belle semaine à vous

Cécile

Dimanche 21 mai

Bonjour,

Après une réflexion sur les rires d’Abraham et de Sarah, je vous propose aujourd’hui de nous plonger dans les Évangiles.

Nous avons introduit le sujet de cette chronique en évoquant l’humour auquel Jésus recourt dans son enseignement. Néanmoins, cet humour ne s’accompagne pas du rire de celui qui enseigne, elle le suppose plutôt chez celui qui est enseigné.

Ce rire d’enseignement est à mi-chemin entre deux autres types de rire : le rire de moquerie et le rire de joie. Le premier explique que l’on a condamné le rire : il s’agit des moqueries dont Jésus fait l’objet sur la croix. Ce rire est si violent qu’il explique certainement qu’on ait préféré donner à Jésus une image de douceur associée au sérieux.

Cependant, et c’est le second rire, la joie à laquelle s’associe Jésus durant sa vie est plus proche souvent d’une joie bruyante et pleine de rire que d’une joie intérieure et paisible. Pour différencier ces deux rires, je me concentrerai sur l’Evangile de Luc.

La réflexion qui suit est donc très personnelle, et pour ceux qui souhaiteraient approfondir la question du rire dans les Evangiles, je conseille l’ouvrage de Bernard Sarrazin Le rire et le sacré, et son article « Jésus d’a jamais ri. Histoire d’un lieu commun ». Je serais très intéressée par les éventuelles références que vous pourriez me conseiller.

Jésus « pince-sans rire »

L’humour de Jésus est plutôt « pince sans rire » : il énonce sur un ton séreux des histoires dont l’exagération est faite pour susciter le rire de l’auditoire : un rire qui mène à revoir ses idées reçues et invite à porter un regard neuf sur ce que nous croyions savoir, sur les fausses oppositions dans lesquelles nous nous enfermons souvent.

Payer ou ne pas payer l’impôt? A cette question, Jésus demande à voir la pièce frappée à l’effigie de César et s’exclame : « rendez à César ce qui est à César » (Marc 12, 13-17). Je remercie Maurice Baumann pour cet exemple d’humour de Jésus, et j’espère que mon analyse ira dans le sens de ce qu’il m’a appris de l’humour juif.

Imaginons qu’on nous pose aujourd’hui la question: « faut-il payer ses impôts pour être un bon chrétien? ». Epineuse question… imaginez alors que vous demandiez à voir notre billet de dix francs (cette remarque ne sera plus valable d’ici peu puisque les nouveaux billets entrent en circulation) puis répondiez : « Rendez à Le Corbusier ce qui est au Corbusier »…

Jésus ne valide pas la domination romaine, comme on a souvent voulu le faire dire, et il est vrai aussi qu’il ne remet en cause l’impôt dû à l’occupant. Il cherche simplement à faire comprendre que cette opposition payer/ne pas payer n’est pas essentielle.

Voyons cela de plus près: nous croyons que le Royaume de Dieu est entré dans le monde à Pâques et que notre société n’est pas l’avenir dernier de notre humanité, mais nous vivons et participons au « royaume » de la laïcité dans l’attente de cette réalité qui n’est pas pleinement réalisée… Est-ce réellement contradictoire?

A une question insoluble si ce n’est absurde, nous pouvons répondre « à côté » : en effet, je sais que le billet de 10.- n’appartient pas au Corbusier, comme l’auditoire de Jésus sait que toutes les pièces frappées à l’effigie de César n’appartiennent pas en propre à l’Empereur romain et surtout qu’elles enrichissent aussi les mieux placés parmi les juifs.

En fait, Jésus attire l’attention de son auditoire sur une nouvelle évidence : le système économique ne vient pas de Dieu, pas plus qu’il n’est à son image. On ne paye pas d’impôt à Dieu. Payer ou ne pas payer l’impôt à l’empereur ne change rien à cette réalité spirituelle.

Jésus attire l’attention sur la matérialité de la pièce de monnaie et la face de César, ce qui étonne son auditoire, et a sûrement fait rire ceux qui se sont alors rendu compte que la question n’est pas de payer ou de ne pas payer l’impôt, mais de séparer le matériel du spirituel, le pouvoir terrestre du pouvoir céleste. En ce sens, qu’importe que je paye ou ne paye pas mes impôts, cela ne concerne pas directement ma relation spirituelle à Dieu ni son royaume à venir.

Bref… toujours est-il que si Jésus surprend et nous invite à rire avec ses paraboles qui nous proposent de revoir notre rapport au monde, il n’en rit pas lui-même, mais cherche plutôt à susciter un rire libérateur parmi ses auditeurs.

Après ce rire pédagogique, je souhaite maintenant étudier deux rires qui s’opposent dans l’Evangile de Luc.

Le rire  est « double »

L’évangile de Luc est le seul dans lequel on trouve le verbe « Gelao » qui signifie à proprement parler « rire ». Il est utilisé deux fois, la première dans un sens positif en opposition aux larmes et à la tristesse :

« Heureux vous qui pleurez maintenant, car vous serez dans la joie (gelao) » (Luc 6, 21)

L’autre fois dans un sens négatif, associé à l’incrédulité de celui qui ne place pas sa confiance en Dieu :

« Malheur à vous qui riez (gelao) maintenant, car vous serez dans le deuil et les larmes » (Luc 6, 25)

Le rire est donc tantôt valorisé, tantôt condamné à quelques versets de distance: il est donc « double », à la fois positif et négatif.

Il est primordial de signaler que le rire que l’on traduit dans la Passion est rendu par les verbes « Empaizo » et « Ekmukterizo » qui signifient se moquer de, tromper, décevoir, mais ne supposent pas en soi le rire comme manifestation physique.

En ce sens, si nous associons le rire négatif à ces moqueries, rien ne nous empêche d’associer ce rire positif que l’on trouve chez Luc à la joie manifestée par Jésus et ses disciples qui est rendue par les termes « Euphraino »  et « agalliao ».

Empaizo et ekmukterizo: un rire à condamner.

Chez Luc, Jésus annonce lui-même que sa mort sera liée la moquerie, la déception et la tromperie en employant le verbe « empaizo » : « on se moquera (empaizo) de lui, on l’outragera, on crachera sur lui » (Luc 18, 32) explique-t-il en parlant de lui-même à la troisième personne.

Et c’est effectivement ce qu’il se passe : « les hommes qui tenaient Jésus se moquaient (empaizo) de lui et le frappaient » (Luc 22, 63), Hérode « après s’être moqué de lui (empaizo) et l’avoir revêtu d’un habit éclatant, le renvoya à Pilate » (Luc 23, 11) et finalement, « les soldats aussi se moquaient (empaizo) de lui, s’approchant et lui présentant du vinaigre ».

La moquerie entoure Jésus de toute part. Le rire d’Hérode est celui de la supériorité du fort sur le faible, celui des soldats le rire de connivence d’un groupe contre un bouc émissaire, tandis que celui des « hommes » qui participent à son arrestation est celui de l’humanité entière (une « foule » nous dit Luc) livrée à des instincts injustifiables. En effet, la moquerie vient ici souligner la gratuité de la violence à l’endroit de cet homme qui prie dans le jardin des oliviers.

Il faut signaler que le rire les pharisiens et des magistrats est décrit par un autre verbe, « ekmukterizo » qui, en plus que « se moquer de » signifie aussi « tourner en dérision », et s’accompagne d’un geste : « en se tournant le nez ». La différence semble être que ce rire vise non seulement à se moquer de Jésus, mais surtout à démontrer la fausseté de son évangile : « les magistrats se moquaient (ekmukterizo) de Jésus, disant : « Il a sauvé les autres, qu’il se sauve lui-même, s’il est le Christ, l’élu de Dieu ! » (Luc 23,35)

Hérode, les pharisiens et les magistrats ont peur de perdre leur pouvoir, les soldats ne font finalement qu’obéir à un système qui les fait vivre (avec zèle, certes), mais la foule qui la première se moque de Jésus se repaît gratuitement d’une violence injustifiée.

Sa moquerie est d’une part celle de l’incrédulité. Evidemment, si elle avait cru que Jésus était le fils de Dieu, elle n’aurait pas agi ainsi. Cependant, contrairement à Hérode et aux pharisiens qui redoutent que le succès de Jésus finisse par nuire à leur autorité, la foule n’a rien à redouter de cet hurluberlu qui se prend pour le fils de Dieu : la gratuité de cette moquerie fait froid dans le dos. Sa moquerie va en effet probablement contre ses propres intérêts, à elle qui est victime des injustices politiques et religieuses. « Bête et méchante », cette moquerie atteste que la foule se réjouit de la victoire de la mort sur la vie, de l’injustice contre la justice, de la violence contre la compassion.

Le rire associé à de tels sentiments doit être condamné. C’est précisément ce rire que Jésus a vaincu en proclamant la victoire de la vie sur la mort, de la grâce sur le châtiment, de la vérité sur le mensonge. Pour nous, chrétiens d’aujourd’hui qui confessons Christ comme notre Seigneur, notre frère, notre chemin, notre vérité et notre vie, nous devons combattre en nous et autour de nous ce rire « empaizo » et « ekmukterizo » qui condamne, qui juge, qui tue.

Mais ce n’est pas une raison pour condamner le rire en général. A l’inverse, les termes « euphraino » et « agalliao » qui signifient être heureux, être gai, se réjouir avec délices, allégresse, joie peuvent tout aussi bien s’accompagner du rire.

Euphraino et agalliao : la joie visible.

Luc utilise le verbe euphraino, « se réjouir », dans la parabole du fils prodigue. Lorsque le fils revient au domaine paternel après avoir dilapidé sa part d’héritage, son père le reçoit à bras ouverts et ordonne à ses gens : « Amenez le veau gras, et tuez-le. Mangeons et réjouissons-nous (euphraino);  car mon fils que voici était mort, et il est revenu à la vie; il était perdu, et il est retrouvé. Et ils commencèrent à se réjouir (euphraino) » (Luc 15, 23-24).

Cette joie est celle de la fête, la joie que l’on partage, et qui est visible. Manifestée entre les participants à la fête, elle s’accompagne certainement de rires de connivence et d’allégresse.

Cette joie est d’ailleurs celle à laquelle aspire le fils obéissant qui reproche à son père de ne jamais avoir « donné un chevreau pour que je me réjouisse (euphraino) avec mes amis ». C’est donc bien une joie qui suppose autant un état intérieur de félicité qu’un partage de la joie avec ses proches où le rire a toute sa place.

Mais qu’en est-il de l’attitude de Jésus face à ces rires de joie? L’évangéliste Jean ne plaisante pas avec la divinité de Jésus, logos fait chair, et ne mentionne pas les moqueries de la foule ou des soldats lors de la Passion, et montre au contraire que ceux qui le condamnent s’inquiètent et reprochent l’inscription « Jésus roi des Juifs » à Pilate, de peur qu’on la prenne au sérieux… Pourtant, ce Jean si solennel quand il s’agit de Jésus place ce même rire de la fête et du partage à la source de son ministère, dans l’épisode des noces de Cana où, premier miracle, Jésus change l’eau en vin.

Jésus est venu pour sauver le monde… mais n’oublie pas de contribuer à l’ivresse joyeuse des invités d’une noce! Si Jésus ne rit pas, il valorise le rire de la joie que l’on partage en faisant la fête ensemble. Il ne se formalise pas ensuite qu’on le traite de glouton ou d’ivrogne (Mt 11, 18), et continue au contraire de manger et boire avec des personnes peu recommandables.

Luc mentionne d’ailleurs la joie, l’allégresse (agalliao) de Jésus qui « tressaillit de joie (agalliao) par le Saint Esprit », à savoir qu’il manifeste cette joie physiquement à travers toute sa personne, et qui sait si ce tressaillement n’est pas aussi celui de rire?

A la suite, il loue son père pour ce rire qui s’apparente à l’humilité de l’homme et à l’innocence des enfants : « Je te loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que tu as caché ces choses aux sages et aux intelligents, et de ce que tu les as révélées aux enfants. Oui, Père, je te loue de ce que tu l’as voulu ainsi » (Luc 10, 21).

Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’action de l’Esprit n’est pas à comprendre comme le revêtement d’une lourde, sérieuse et intellectuelle tâche, la mission de Jésus est d’emblée placée sous le signe de la joie, des jeux des enfants et de l’humilité de l’homme qui cesse de vouloir avoir raison par son intelligence et sa prétendue sagesse.

Cette joie est d’ailleurs celle que Luc prête aux communautés fondées par Paul. Ainsi, le geôlier de Paul et Silas « les prit avec lui, à cette heure même de la nuit, il lava leurs plaies, et aussitôt il fut baptisé, lui et tous les siens. Les ayant conduits dans son logement, il leur servit à manger, et il se réjouit (agalliao) avec toute sa famille de ce qu’il avait cru en Dieu. (Actes 16, 34). La joie ressentie par Jésus qui s’adresse à son père est la même que celle que partage le nouveau converti avec sa famille : elle est manifestée, vécue dans la relation à Dieu et aux autres.

Pour conclure…

La moquerie comme la joie ne s’accompagnent pas forcément du rire, mais des manifestations physiques sont mentionnées dans les deux cas. Le rire a peut-être éclaté dans la bouche de ceux qui condamnaient Jésus, mais il a peut-être aussi éclot sur les lèvres de Jésus qui se réjouissait en s’adressant à son Père.

Pour conclure au sujet du rire dans les Evangiles, je serais tentée de dire que s’il faut condamner de toutes nos forces la moquerie et la raillerie lorsqu’elles proclament la mort, la violence et l’incrédulité, il ne faut pas négliger l’humour de l’enseignement de Jésus, mais surtout nous souvenir de sa joie. Cette joie n’est pas seulement intérieure, elle devient visible dans les fêtes, les repas et les rencontres et se manifeste aussi physiquement dans sa relation de prière avec son Père.

Nous pouvons donc rire, à l’image de ceux qui ont cru en Jésus de son vivant. Ils n’ont pas pris un visage sérieux, sévère, honteux, circonspect, mais ont tout simplement manifesté pleinement leur joie :

« Et lorsque déjà il approchait de Jérusalem, vers la descente de la montagne des oliviers, toute la multitude des disciples, saisie de joie, se mit à louer Dieu à haute voix pour tous les miracles qu’ils avaient vus » (Luc 19, 37).

Il y a fort à parier que parmi cette foule « saisie de joie », de nombreux rires sains, heureux et pleins ont été échangés… si rien ne le prouve, rien ne l’infirme non plus !

Je vous souhaite une très belle semaine, pleine de rires comme autant de signes de confiance, de connivence et de joie,

Cécile

Dimanche 28 mai

Bonjour,

En ce dimanche qui suit l’Ascension, quel meilleur moment pour évoquer le rire ? Le rire de joie de savoir Christ près de son Père. Le rire d’incrédulité : c’est impossible ?!

En effet, beaucoup de mes connaissances, si elles reconnaissent l’existence d’un Jésus historique, nient sa résurrection, son ascension et le sa présence aujourd’hui en l’Esprit-Saint. En somme, elles croient que Jésus a existé, mais elles ne croient pas en Jésus-Christ mort et ressuscité, élevé auprès du Père, ni au don de son Esprit. Jésus homme, passe encore, mais Jésus Fils de Dieu… ces chrétiens dépassent les bornes ! « Quelle caricature ! » peut-on entendre…

La caricature… comme vous le savez peut-être c’est mon sujet de thèse en littérature (je travaille sur Balzac et Flaubert), et j’ai eu l’occasion de donner plusieurs conférences sur l’intérêt de la caricature dans notre vie chrétienne contemporaine, avec l’apport théologique du professeur de théologie Félix Moser.

Je voudrais aujourd’hui vous présenter un texte d’Alfred Jarry, l’auteur du célèbre Ubu, qui de prime abord tourne en dérision la Passion du Christ. Il s’agit de « La Passion considérée comme course de côte », à savoir que la montée au calvaire nous est présentée comme une course cycliste.

Blasphème ? Il me semble au contraire que ce texte, comme toute « bonne » caricature, mérite d’être considéré : il met le doigt sur un fait de notre modernité : notre désintérêt, notre incrédulité : c’est un défi (moins sportif que spirituel) que Jarry pose au chrétien. En effet, si nous sommes appelés à annoncer la «Bonne Nouvelle », l’évangile qui fonde notre vie, nous devons faire face à l’incrédulité, et trouver le moyen d’y répondre !

J’espère que ce petit parcours dans le texte de Jarry vous amusera autant qu’il fera peut-être changer votre regard sur la caricature.

La Passion et la course cycliste

Mon directeur de thèse, M. Daniel Sangsue, a publié un chapitre consacré à ce texte de Jarry dans La relation parodique (aux éditions José Corti) et a d’ailleurs choisi de faire sa leçon inaugurale à l’université sur ce thème. C’est à lui que je dois en partie la petite présentation qui suit, j’y ajoute mes commentaires en tant que chrétienne.

Vous pouvez lire l’entier du texte en pdf ici :  Jarry, « La Passion considérée comme course de côte ».

Pour donner le ton, voici comment commence cette chronique humoristique publiée en 1903 dans Le Canard Sauvage, journal satirique à teinte anticléricale :

Barrabas, engagé, déclara forfait.

Le starter Pilate, tirant son chronomètre à eau ou clepsydre, ce qui lui mouilla les mains, à moins qu’il n’eût simplement craché dedans — donna le départ.

Jésus démarra à toute allure.

En ce temps-là, l’usage était, selon le bon rédacteur sportif saint Mathieu, de flageller au départ les sprinters cyclistes, comme font nos cochers à leurs hippomoteurs. Le fouet est à la fois un stimulant et un massage hygiénique. Donc Jésus, très en forme, démarra, mais l’accident de pneu arriva tout de suite. Un semis d’épines cribla tout le pourtour de sa roue d’avant.

On constate, et la suite du texte le montre, que Jarry connaissait aussi bien les Evangiles et la tradition catholique que le monde du cyclisme ! Rapprochement pertinent dans cette publication d’avril, puisque Paris-Roubaix a lieu… le dimanche de Pâques.

Jarry était en effet passionné par le vélo et le progrès technique dont le cyclisme est un des représentants. On voit ici qu’il est au courant des avancées techniques, mais aussi de l’histoire récente du cyclisme.

Il était également un passionné de la Bible… il a d’ailleurs forgé l’expression « avoir de la Bible » (Le Surmâle), équivalente à « avoir des lettres ». Grand lecteur des Evangiles, mais aussi grand lecteur des érudits de la tradition catholique : il connait les grands auteurs chrétiens qu’il cite dans ce texte, comme Grégoire de Tours et Irénée (dont les noms en l’occurrence, ajoutent au comique par le jeu de mot avec les tours de la roue du vélo et l’expression la « petite reine » pour parler de la bicyclette). Jarry, mort à 34 ans, a vécu dans la foi, une foi parfois tourmentée, mais indéniable.

De quoi se moque-t-il dans ce texte ?

La Passion tournée en dérision

De prime abord, on voit dans ce texte un blasphème : les derniers instants de la vie de Jésus sont traités comme une course cycliste !!

La dégradation réside, nous explique Daniel Sangsue, dans le fait de traiter de cet événement tragique comme un fait-divers, sur le modèle du reportage sportif.

La flagellation devient un massage hygiénique, la couronne d’épines est comparée à une roue increvable. Jésus, dans le texte, n’est pas condamné, mais « démarre à tout allure ». Il faut remarquer que, aussi léger que soit le parallèle, nous pouvons dire que Jarry reprend la perspective théologique de Jean qui nous présente un Jésus conscient de son destin et qui se livre pleinement à la volonté de son Père. Jean suggère que Jésus « accomplit » son destin, il n’en est pas le jouet. C’est également ce que nous dit Jarry sur un mode comique : « Donc Jésus, après l’accident de pneumatiques, monta la côte à pied, prenant sur son épaule son cadre ou si l’on veut sa croix ».

En suivant scrupuleusement les 14 stations de la tradition catholique, en mentionnant des détails bibliques (Barrabas, les deux larrons, le Golgotha, Simon de Cyrène) ou issus de la tradition catholique (Véronique et le suaire), Jarry propose bien un rappel de cet événement fondateur du christianisme.

Le fait qu’il publie un récit – parodique mais non moins détaillé – de la passion dans un journal anticlérical est à double tranchant.  Jarry partageait l’anticléricalisme du début du XXe siècle qui a mené, on le sait, à la séparation de l’Eglise et de l’Etat en France. Pourtant, il ne se désintéresse pas, et les multiples détails du texte le prouvent, des récits de la Passion. Jarry ne souhaite-t-il pas montrer à ses contemporains qu’il ne faut pas jeter le bébé (Jésus, les évangiles, la Passion) avec l’eau du bain (les abus du clergé, le pouvoir de l’Eglise) ?

Discrédit du discours chrétien érudit

A lire le texte de plus près, Jarry, comme l’a montré Daniel Sangsue, se moque davantage du discours érudit que du passage biblique. En effet, il se pose en spécialiste qui cherche à prouver que son interprétation est la bonne. Jarry avait participé à la rédaction de L’Ymagier, une revue des années 1890 dont les auteurs avaient mené des recherches sérieuses sur la crucifixion. Il semble ici prendre du recul sur les prétentions scientifiques de l’exégèse biblique de ses contemporains, enthousiasme qu’il a pour un temps partagé.

Par exemple : « Il n’est pas certain qu’une spectatrice lui essuya le visage, mais il est exact que la reporteresse Véronique, de son kodak, prit un instantané ». L’anachronisme fait sourire, mais quand on se rappelle le sérieux avec lequel le suaire de Turin a subi de multiples analyses (carbone 14, etc.) on peut se demander, et c’est la question que pose Jarry en tournant cet élément de la tradition catholique en dérision : à quoi cela nous avancera-t-il dans notre foi en Jésus-Christ de déterminer ce qui est historiquement juste et scientifiquement prouvable ?

Jarry adresse en quelque sorte une critique à cette proto approche socio-historique en matière d’exégèse. De même, aujourd’hui, si j’admire et recours souvent aux analyses historico-critiques, je ne peux m’empêcher parfois de penser qu’on passe ainsi à côté de la question essentielle : comment vivre de l’évangile aujourd’hui ? Je suis en cela très admirative des théologiens comme Daniel Marguerat qui allie à la perspective historico-critique un sens théologique fort.

Daniel Sangsue a émis l’hypothèse intéressante que ce texte parodique de Jarry est peut-être une manière détournée de célébrer l’Evangile en donnant une place à Jésus dans la modernité, en actualisant sa divinité.

Jarry, dans tous les cas, prouve le ridicule des démonstrations scientifiques :

D’après les vieux hagiographes cyclophiles, sainte Brigitte, Grégoire de Tours et Irénée, la croix était munie d’un dispositif qu’ils appellent « suppedaneum ». Il n’est point nécessaire d’être grand clerc pour traduire : « pédale ».

Evidemment, suppedaneum ne signifie pas « pédale », mais « marche-pied », c’est le petit support sur lequel montait le crucifié. Jarry montre qu’il est facile de se tromper et de tromper les autres sous prétexte de tenir un discours érudit. Mais surtout, Jarry nous indique que l’ultime sens de la Passion ne se trouve pas dans l’événement historique. Il termine ainsi son texte :

Le déplorable accident que l’on sait se place au douzième virage. Jésus était à ce moment dead-head avec les deux larrons. On sait aussi qu’il continua la course en aviateur… mais ceci sort de notre sujet.

Jarry montre ici que la Passion a moins besoin de trouver des explications érudites ou scientifiques, son sens est ailleurs : dans la résurrection et l’ascension… ou Jésus en aviateur ! Sans renoncer à l’humour, Jarry montre bien que l’intérêt érudit pour l’histoire de Jésus manque le sens profond des Evangiles qui « véhiculent » (pour reprendre la métaphore cycliste) moins un discours historique qu’un message de foi !

Critiques des contemporains férus de technique et de sport

Enfin, Jarry se moque tout autant du jargon scientifique du monde du cyclisme dont abusent les commentateurs sportifs et les spécialistes du vélo. Le « starter Pilate » tire « son chronomètre à eau ou clepsydre »… Jarry pousse jusqu’à livrer un discours technique complexe :

 C’est en 1890 que l’on vit les premières bicyclettes à cadre. Auparavant, le corps de la machine se composait de deux tubes brasés perpendiculairement l’un sur l’autre.

Jarry, s’il partage l’engouement de son temps pour la vitesse issue des progrès humains, les ridiculise dans ce contexte de la Passion.

Je souhaitais comparer cet aspect de son texte avec une caricature de Tony, que je n’ai malheureusement pas trouvée pour vous la montrer aujourd’hui (je vais essayer de prendre contact avec lui). Il représente en arrière-plan la crucifixion et, à l’avant-plan, une foule qui tourne le dos à la scène : elle se fiche bien de la Passion, elle regarde Fédérer faire son grand retour au Tennis !

Jarry, comme Tony, interroge le rapport du chrétien à sa foi : n’avons-nous pas tendance à oublier le Christ lorsque nous regardons le cyclisme et le tennis ? Pire, n’avons-nous pas tendance à faire de nos sportifs d’élite des idoles ? Pourquoi ne savons-nous souvent pas conjuguer notre foi avec notre vie moderne ? Qu’est-ce qui nous empêche de vivre l’évangile tout en regardant le tennis ? Pourquoi sommes-nous incapables d’intéresser nos contemporains au message de l’évangile ?

Jarry répond ici avec humour… il nous montre qu’il est possible de parler à la fois du vélo et de Jésus ! Si ses lecteurs ont ri, ils ont néanmoins, dans une revue anticléricale, relu l’épisode de la Passion…

Daniel Sanguse conclut son analyse de ce texte en rappelant que l’humour de Jarry est «en roue libre » : la Passion, le discours érudit, le jargon technique : tout est ironisé. Cela permet de ne pas donner une moralité fixe à son texte, mais de soulever des questions, des discussions, des débats… à chacun de se profiler, à chacun de donner ses réponses. C’est dans tous les cas, une belle manière de mettre sur le devant de la scène un récit biblique… en ce temps où si peu de personnes lisent encore la Bible.

Et n’oublions pas que le rire, l’humour, même l’ironie peuvent servir parfois à transmettre la bonne nouvelle de l’Evangile ! A méditer…

J’espère de tout cœur que cette chronique sur le rire dans la Bible et en lien avec notre foi vous aura plu… Ce thème me passionne, et je serais enchantée de connaître vos avis, vos réflexions, vos conseils de lecture…

N’hésitez pas à m’écrire : cecile.guinand@unine.ch ou à poster un commentaire.

Avec un rire de joie de savoir que Jésus nous accompagne dans nos vies, lui qui est monté au ciel et qui, nous le fêterons dimanche prochain, entre au cœur de nos vies par le don de son Esprit…

A vous, une belle journée,

Cécile

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