Chronique de Mars 2017. Carême: êtes-vous plutôt viande ou poisson?

 

 

Des jours viendront où l’Epoux sera enlevé à ses disciples, et alors ils jeûneront.

(Luc 5,35).

 

 

Bonjour,

Carême…  le choix de ce thème pour cette chronique de mars ne vous surprendra guère… Si à peu près tout le monde s’accorde dans les grandes lignes pour définir Carême comme un temps de préparation à Pâques, comme un moment intense de l’année liturgique, nombreuses sont les façons de vivre ce temps particulier.

Pour certains cela rime avec le jeûne ou une bonne résolution, avec une attention plus soutenue aux œuvres d’entraide, avec un acte de retour sur soi, de repentance, avec une régularité plus accrue de prière.

Pour d’autres, Carême ne suscite rien de particulier, on en garde parfois un mauvais souvenir d’enfance où l’on faisait peser sur nous de la culpabilité, d’autres encore se moquent des soudaines velléités de bienfaisance de leur voisin d’ordinaire radin, de la « privation » de chocolat du cousin qui se goinfre toute l’année, du jeûne de la tante qui pense ainsi en profiter pour perdre du poids…

La diversité des attitudes face à Carême m’a interpellée et je vous propose donc de cheminer à travers ce thème lors des prochains dimanches avec un accent tout particulier sur la pratique du jeûne. Je vous propose en ouverture l’analyse d’un tableau de Bruegel, Le Combat du Carnaval et du Carême, je  m’interrogerai la semaine prochaine sur l’origine de ce temps liturgique et aux questions qu’il a suscitées lors de la Réforme, je proposerai la semaine suivante un aperçu des différentes propositions pour le vivre aujourd’hui.

Finalement j’aimerais beaucoup lors de la dernière semaine réunir vos propres expériences, vos avis : n’hésitez pas à me communiquer en quelques lignes ce que représente pour vous le Carême pour mon dernier bilan : anonymat garanti ! cecile.guinand@unine.ch.

Dans tous les cas, vous êtes cordialement invité.e.s à réagir, compléter, apporter votre grain de sel en postant un commentaire,

Au plaisir de cheminer avec vous,

Cécile

Dimanche 5 mars 2017

Bonjour,

Pour entrer en matière, je vous propose pour la semaine à venir une méditation sur le Combat du Carnaval et du Carême de Bruegel, et vu le nombre de personnages, vous n’aurez pas le temps de vous lasser ! Pieter Bruegel peint ce panneau de bois à l’huile en 1559, il est conservé aujourd’hui au Kunsthistorisches Museum de Vienne. Pour voyager dans le tableau et découvrir les scènes qui le composent, je vous conseille le site de Magali Vacherot.

Carnaval et Carême dans le calendrier liturgique

Cette représentation haute en couleurs nous permet avant tout de resituer ce « combat » dans le calendrier liturgique.

Carnaval signifie l’adieu à la viande ( carne- la viande ; vale- adieu). Moment de liesse populaire aux accents de débauche, ce temps est autorisé par l’Eglise et lié au thème du « monde à l’envers ». Michael Bakthine a donné une analyse célèbre de ce temps hors du temps qui contraste avec les duretés de la vie quotidienne, en montrant qu’il était essentiellement une période joyeuse de liberté festive au cours de laquelle les codes sociaux de bienséance étaient momentanément abandonnés, renversés, subvertis, transgressés. Tout est mis à l’envers… une liberté avant les privations de Carême.

Carême c’est, étymologiquement, quadragesima qui signifie quarantième partie d’un tout. Quarante : chiffre de haute signification biblique, en jours pour le Déluge, la prière et le jeûne de Moïse sur la Montagne, la marche d’Elie, etc. ; en années pour l’exode dans le désert, les règnes de David et Salomon, etc. Chiffre qui réfère en général à un temps de méditation et d’épreuve. On retient particulièrement dans la chrétienté les quarante jours passés par le Christ dans le désert lors de sa tentation et on conçoit ce temps comme une période de recueillement spirituel, de participation aux péripéties qui mènent le Christ sur la Croix avant sa résurrection à Pâques (et à nouveau, 40 jours avant son ascension).

Le nom de Carême est attesté dès le IVe siècle où on le combine avec le jeûne respecté la semaine sainte et, dès le Ve siècle à Rome, on respecte six semaines de jeûne avant Pâques. Cependant, comme le jeûne était suspendu le dimanche, fête du Seigneur, on a dû ajouter quatre jours afin que le nombre soit exact…  d’où le commencement de Carême le mercredi des Cendres. Le Carême possède dès le Ve siècle les grandes composantes qu’on lui connaît aujourd’hui :  temps de jeûne, de partage et de prière, de préparation au baptême pour les catéchumènes et de réaffirmation de son engagement en Christ pour les autres, alors nommés « pénitents » appelés à la réconciliation.

La pratique du jeûne a cependant connu de nombreux revirements, ajustements, et particularisations locales. En résumé, pendant longtemps, on respecte un jeûne complet, c’est à dire qu’aux interdits alimentaires s’ajoutait la défense de manger le jour. Mais très vite, on assouplit cette discipline introduisant un repas journalier, puis un second, etc.  L’Eglise orthodoxe opte aujourd’hui pour une application stricte, tandis que le catholicisme a peu à peu assoupli ses exigences en ne recommandant plus que le jeûne le mercredi des Cendres et le Vendredi Saint, ainsi que l’abstinence de viande tous les vendredis, tout en spécifiant que le choix doit être pris librement par chacun. Les protestants sont libres de leur choix et ce depuis la Réforme où la question s’est posée et réglée en différentes étapes, comme nous le verrons la semaine prochaine, mais on assiste aujourd’hui à un regain d’intérêt pour la pratique du jeûne.

Mais revenons au tableau de Bruegel. Claude Gaignebet (« Le combat de Carnaval et de Carême », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 27ᵉ année, 2, 1972. p. 313-345.) qui en livre une analyse approfondie suppose à juste titre que le tableau ne se contente pas de retracer le passage de Mardi Gras au Mercredi des Cendres en opposant Carnaval à Carême. Au contraire, Bruegel insère cet épisode dans le calendrier plus large qui va de Noël à Pâques, comme on le voit dans les arbres qui d’enneigés deviennent verts à l’arrière-plan.

Ainsi, Noël est symbolisé par le feu autour duquel les personnages sont rassemblés, l’épiphanie est représentée par les rois que l’on voit franchir la porte. La procession des lépreux fait référence à leur traditionnel cortège qui se tenait la semaine suivante, tandis que la pièce de théâtre Ourson et Valentin est jouée partout en Europe lors de la fête de l’ours en février. C’est aussi le début de la période des danses autorisées que l’on observe dans la joyeuse ronde. Nous arrivons ensuite aux activités carnavalesques générales qui occupent la partie gauche : jeux de dés, déguisements, et ripaille au sortir de l’auberge de la Nef bleue, couleur qui réfère à une tradition flamande du Lundi Gras, appelé aussi Lundi Bleu et renvoie également à la nef des fous, autre moment autorisé de liesse populaire. Suit le Carême qui occupe la partie droite, avec les bourgeoises qui sortent de l’église à la rencontre des estropiés et des pauvres le jour des Rameaux auquel succède l’exposition des reliques par un dévot, pratique courante pendant la semaine sainte.

Selon Claude Gaignebet, la jeune fille au bord du puits symbolise une croyance populaire qu’au matin de Pâques, on peut voir la lutte de la lune avec le soleil qui la vainc comme le Christ a vaincu la mort. La Vieille de Carême est d’ailleurs sur le point de mourir… en effet, derrière elle, des enfants la chassent à coup de martelets, comme le veut la tradition du Samedi Saint, à la veille de la victoire du Christ.

Car au centre, derrière le puits, c’est la maison de Pâques : une femme fait le ménage, elle prépare la fête, tandis que sa sœur nettoie les fenêtres et que sont confectionnées des tartes et des flans devant la maison.

Isolé au milieu, on voit un fou tenant un flambeau guidant un couple :  il est le juge pascal car, selon la formule de Paul « Dieu a convaincu de folie la sagesse de ce monde, parce que ce qui paraît en Dieu une folie est plus sage que la sagesse de tous les hommes ».

De Noël à Pâques, Bruegel symbolise les différentes étapes et concentre l’attention sur le combat qui oppose le gros Carnaval à la décharnée Carême, tous deux tirés sur leurs chars. De nombreux éléments relayent cette opposition : le poisson contre la viande, les légumes contre les laitages, les crêpes contre les bretzels… et ces signes matériels sont liés aux comportements humains.

D’un côté, la licence de carnaval est liée à la débauche, une femme très virile tire son compagnon vers une tente de fortune. Près de l’auberge de la Nef bleue, on joue les  » Fiançailles malpropres « , farce dont les personnages sont des célibataires tournés en ridicule. L’humeur est à la fête, le cortège est accompagné de musiciens et même l’enfant de chœur se laisse aller à ce relâchement populaire, à cette déraison que l’on observe dans les travestissements. Carnaval mène le cortège, joufflu et pansu, boucher qui tient une broche de charcuterie en guise d’épée, coiffé d’un récipient de soupe de poule grasse, plat des jours gras.

De l’autre côté, avec Carême, c’est le retour à l’austérité : prière, sermons, rigueur et pénitence sont de mise. La vieille Carême trône d’ailleurs sur un prie-dieu, le visage décharné, armée de deux misérables harengs, nourriture des jours maigres. C’est aussi un temps pour les bonnes œuvres, et les femmes, du cortège vont au- devant des nécessiteux.

Mais finalement, quelle est l’issue du combat ?

Qui est l’heureux gagnant ?

Dans le tableau de Bruegel, les chars sont sur le point… de se croiser ! Si logiquement Carême gagne sur Carnaval dans la chronologie, c’est Pâques qui est le grand vainqueur… Sans compter que chaque année, ça recommence, d’où, peut-être la structure en ellipse autour du puits qui concurrence l’opposition entre les parties droite et gauche.

Il est intéressant de constater avec l’article de Martine Grinberg et Sam Kinser (« Les combats de Carnaval et de Carême. Trajets d’une métaphore », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 38ᵉ année, 1, 1983. p. 65-98) que dans les multiples récits de ce combat que l’on trouve dans la littérature entre le XIIIe et le XVIe siècle, l’issue n’est pas toujours la même !

Parfois, Carnaval est mis en accusation par Carême et perd la bataille, mais on souligne alors que sa défaite est provisoire puisqu’il reviendra l’année suivante. Parfois, c’est Carnaval qui gagne mais, dans sa bonté, autorise Carême à avoir ses temps privilégiés (les vendredis et les quarante jours de Carême), ce qui rend l’issue du combat moins définitive qu’il n’y paraît.

Lorsque Carnaval perd contre Carême, c’est à cause de ses vices, lui qui jouit du monde et des plaisirs terrestres et du temps présent tandis que Carême sert Dieu, pense au salut des âmes et à la vie éternelle, distribue l’aumône aux pauvres et s’occupe des malades. Carnaval est alors glouton, soumis à ses pulsions sexuelles, cause de désordres sociaux, gaspilleur. Selon cette issue, Carnaval est autorisé comme exception dans le temps liturgique, mais on invite le fidèle à être du côté de Carême le reste de l’année : respecter les jeûnes, éviter les excès, etc.

Lorsque Carême perd, Carnaval est alors présenté comme l’ami du peuple, vaillant et généreux,  qui se préoccupe du bien-être de la cité dont il est le seigneur ou bourgeois qui redistribuent leurs richesses. Carême est alors critiqué comme un oppresseur, un poltron qui refuse de vivre la vie offerte par Dieu et fait preuve de froideur et de cruauté en incitant à la souffrance et à la privation. On a alors une vision d’une Eglise préoccupée avant tout de ses propres intérêts qui maintient volontairement la pauvreté de ses fidèles, les extorquant sous peine de rôtir en enfer. Une telle issue du combat, par rapport à la situation précédente, sous-entend que tout le monde a droit à la jouissance terrestre, et Carême qui parvient avec peine à imposer un peu de tempérance de temps à autre dans l’année est une posture hypocrite.

Une troisième conception réconcilie ces contraires en insistant sur la valeur du cycle, comme nous venons de le voir dans le tableau. Les deux combattants sont à égalité et se partagent le temps liturgique. L’opposition entre Carnaval et Carême devient alors un moyen de symboliser nos manières de vivre, notre rapport au désir et à la capacité de nous maîtriser, notre propension au désordre ou à l’ordre, etc. Carnaval est pleinement accepté par l’Eglise comme un temps qui justifie que l’homme ne puisse pas toujours contrôler ses pulsions, tandis que Carême appelle à l’humilité à la repentance. Cette conception semble prédominer chez Bruegel où de part et d’autre, les combattants ne manifestent aucune agressivité et où les deux adversaires, si l’on observe la trajectoire de ceux qui tirent leur char, vont simplement se croiser.

D’ailleurs, si les parties de gauche et de droite s’opposent, on remarquera que les vices sont aussi du côté de Carême où on peut observer de faux mendiants alors que les vertus sont aussi du côté de Carnaval où une femme porte son bébé sur son sein. La boulangerie est d’ailleurs neutre, elle vend autant des crêpes que des bretzels, il faut bien vivre ! On a souvent observé que les pauvres sont d’un côté comme de l’autre : l’une ou l’autre des attitudes ne suffit à pallier les disparités sociales : le Royaume des cieux n’est décidément pas encore pleinement réalisé ici-bas !

Tout semble donc une question de mesure et de répartition… qu’en est-il pour nous aujourd’hui ? avons-nous l’impression de vivre un carnaval perpétuel où, de temps en temps, le contrôle de Carême revient mettre un peu d’ordre ? avons-nous au contraire l’impression de vivre avec modération, partisans de la maîtrise de soi et de la tempérance pour, de temps à autre, s’accorder un plaisir que l’on s’interdit en règle générale ? Sommes-nous ce joyeux musicien avec sa guitare qui aime à faire la fête ? Sommes-nous cette femme pieuse qui vient en aide à son prochain ?

On le sait, de la qualité au défaut il n’y a qu’un pas. Carnaval de généreux peut devenir gaspilleur, de la jouissance de la vie il est enclin à se dissiper dans l’excès, tandis que Carême de tempérant peut devenir culpabilisant, sa piété et sa fidélité à Dieu sont susceptibles de se muer en quant-à-soi vaniteux et suivi aveugle de règles rigides…

Le choix de l’un des deux côtés n’est sûrement pas l’enjeu principal, et pourtant combien vont insister sur l’importance de profiter de la vie tandis que d’autres vont prôner ascèse et sacrifice de soi… une réunion et un équilibrage de ces contraires n’est-elle pas la solution ? est-ce un choix individuel ? ou…

Une question de confession ?

Ce tableau de Bruegel est daté de l’an 1559, ce qui le situe dans la période de la Réforme dont nous parlerons la semaine prochaine. Sur les plans confessionnels, l’interprétation de ce tableau du Combat du Carnaval et du Carême fait encore aujourd’hui l’objet d’opinions parfois contradictoires. Aujourd’hui les chrétiens, quelle que soit leur confession, conçoivent d’ailleurs Carême de manières étonnamment opposées. Voyons donc un petit florilège de ces oppositions en rapport avec le tableau de Bruegel.

Magali Vacherot note que les deux côtés peuvent être critiqués : « la ferveur religieuse des bigots répond l’impatience des clients de l’auberge […] Pendant que les fidèles, sortant de l’église, se jettent sur la première occasion pour faire l’aumône et adopter la conduite d’un  » bon chrétien « , les clients de la  » Nef Bleue  » se précipitent à l’extérieur de l’auberge pour assister à une représentation païenne ». Si Magali Vacherot insiste sur le manque de sincérité des aumônes (ce qui, du reste, n’apparaît pas dans le tableau), elle semble toutefois condamner l’attitude des partisans du carnaval : « tandis que les bourgeois vertueux font l’aumône à une mère vêtue humblement, gagnant ainsi le rachat de leurs âmes, deux personnages jouent aux dés, livrent au hasard leur argent et perdent leurs vies et leurs âmes dans ce vice ». Nous pouvons donc conclure à une victoire de Carême et du respect de ses préceptes ecclésiaux…

La Bibliothèque nationale de France, à l’inverse, identifie le Carnaval au catholicisme et Carême au protestantisme. Bruegel critique ainsi le catholicisme pour ses richesses. Sur wikipédia, c’est bien Carnaval qui symbolise le clan réformé, puisqu’il ne respecte pas le Carême, et Bruegel, bien qu’il ne tranche pas, en condamne les excès. Carl Gustav Stridbeck renverse ce point de vue. Il est clair pour lui que nous avons affaire à une lutte allégorique de Luther (Carnaval) contre l’Eglise catholique (Carême), mais selon lui, Bruegel (que l’on sait pourtant bon catholique tout en étant critique sur les pratiques ecclésiales dévoyées) prend parti pour Luther et par ce tableau, dénonce la dévotion ostentatoire du clergé catholique.

Wolfgang Stechow prend parti pour une voie médiane qui nous semble la plus raisonnable et est corroborée par l’analyse récente de Larry Silver. Stechow souligne que la désapprobation des excès de Carnaval était ancienne et que Bruegel propose bien une satire dirigée contre ces excès, mais qu’il n’en épargne pas moins le clan de la vertu. Le critique d’art se base sur l’interprétation du couple vu de dos que le fou conduit : la femme porte une lanterne éteinte.  L’être humain est incapable de s’éclairer lui-même, et seule la lumière du Christ viendra changer cette cécité. Il rappelle que Bruegel était un humaniste et que, comme Oertel son contemporain, il critiquait les luttes confessionnelles comme absurdes et nocives, quel que soit le parti pris. Chaque chrétien, quel que soit sa confession, se situe tantôt côté Carême, tantôt côté Carnaval… Oertel, en 1567,  met toutes les confessions dans le même panier lors qu’elles prétendent détenir la vérité en les renommant : « la plaie catholique, la fièvre protestante et la dysenterie huguenote ».

Je retiens donc de ce parcours autour de ce tableau qu’on a tendance à opposer les confessions autour de la question du Carnaval et du Carême, mais que les critiques sont partagées. La Réforme/Carnaval est tantôt perçue comme joie de vivre opposée à l’hypocrisie du Carême/Catholicisme. Tantôt la Réforme/Carnaval est critiquée comme partisane de la débauche alors que le Carême/Catholicisme est un modèle de vertu et de dévotion.

Ces oppositions, d’autres part, semblent encore cristalliser les opinions aujourd’hui au sein même du protestantisme et se rapporter à des tensions individuelles : certains voient en Carême une porte d’entrée dans un temps d’ascèse pour vivre une expérience spirituelle profonde, d’autres n’y voient qu’une culpabilisation inutile du chrétien et une hypocrisie de ceux qui, pendant cette période, se mettent « tout à coup » à faire de bonnes actions…

Nous explorerons ce champ des contradictions la semaine prochaine par un retour historique sur le temps de la Réforme et la semaine suivante en examinant comment ces tensions traversent les discours contemporains sur Carême…

Mais surtout, retenons que cette tension Carnaval/Carême se situe en chacun et chacune de nous, ce pourquoi je souhaite grandement connaître votre propre rapport à ce temps de Carême pour conclure ma chronique le dernier dimanche de ce mois… vos réponses, comme je l’ai dit, seront anonymes, alors n’hésitez pas à m’écrire : cecile.guinand@unine.ch

Très belle semaine à vous et à dimanche prochain

Cécile

Dimanche 12 mars

Bonjour,

Je ne sais pas ce qu’il en est pour vous, mais après cette première semaine je me pose beaucoup de questions autour du jeûne et plus particulièrement sur la forme « institutionnalisée » qu’il prend lors de la période du Carême…

Le tableau de Bruegel qui se fonde sur le calendrier liturgique m’a posé la question suivante : ce rythme d’alternance entre jours d’excès autorisés et jours de privation imposés a-t-elle un sens par rapport à mon propre rythme spirituel ?

Je me rends compte que je suis attachée à notre tradition qui veut que nous approfondissions différents aspects de notre foi au fil de l’année (Noël, Pâques, Ascension, Pentecôte, etc.) ou au fil des semaines (le culte dominical comme temps mis à part). Cependant, je me demande en quoi le jeûne doit-il spécifiquement être appliqué en temps de Carême. Plus globalement, je me demande s’il n’y a pas un « tri » à faire parmi les valeurs attachées à Carême car là où certains voient une expérience, d’autres prônent la privation et la souffrance, là où certains voient de l’humilité, d’autres voient de l’humiliation, etc.

Lorsque je prends la cène, j’ai en mémoire l’institution de ce rituel par le Christ tel qu’il nous est conté dans les Evangiles. Pendant les semaines qui précèdent Pâques, il y a la semaine sainte durant laquelle je médite sur les souffrances et humiliations qu’a subies le Christ dans une société qui ne l’a pas reconnu. Il y a aussi cette parole chez Luc qui nous indique un temps de jeûne des disciples entre la mort et la résurrection, et samedi saint est pour moi un moment très fort dans l’expérimentation de ce vide temporaire…

Mais en ce moment, début mars, voici ce qui me vient en tête : les repas que Jésus a partagé lors de son ministère, les conversions, les guérisons, les libérations qu’il a accomplies… et toutes les transgressions de la loi (notamment les interdits alimentaires !) qu’il s’est autorisées au nom d’une foi véritable qui fait fi de ces conventions vides, absurdes et parfois mortifères… Si le shabbat a été fait pour l’homme, et non l’homme pour le shabbat, ne pourrait-on pas dire de même du jeûne ?

Il peut donc me sembler que le jeûne de Carême soit davantage du côté de la loi et non de la grâce et de la foi au Christ… Pourtant, je reconnais que le jeûne est une pratique qui a tout son sens dans notre parcours spirituel.  Est-ce contradictoire ? probablement pas… mais cela dépend de ce que chacun investit spirituellement dans un jeûne de Carême.

Je souhaite donc cette semaine proposer d’abord un petit rappel biblique du jeûne tel qu’il se présente dans le Nouveau Testament, sans lien avec la période institutionnalisée de Carême, afin d’en relever les bienfaits spirituels qu’on lui accorde.

Je m’interrogerai ensuite sur le sens de la tradition ecclésiale qui a fait du jeûne une pratique ecclésiale nommée Carême. Ne pouvant retracer dans les limites de cette chronique les vingt siècles d’histoire ecclésiale et, pour contribuer aussi à notre année de jubilé des 500 ans de la Réforme, je me concentrerai sur le XVIe siècle : quel était alors la vision du Carême pour les catholiques, quelles ont été les positions réformées ? quels points de divergences, mais aussi quels points communs ?

Tout au long de ce parcours, je poserai des questions sur notre rapport à Carême aujourd’hui en me basant sur le jeûne proposé au paroisse dans le cadre de la campagne de Carême (je vous invite, pour en savoir plus, à suivre ce lien). Que doit-on à cette tradition ? que rejette-t-on ? quelles questions fondamentales cette histoire nous pose-t-elle aujourd’hui ?

Je ne proposerai pas de réponses, mais partagerai avec vous mes sentiments et mes questionnements, et je suis toujours intéressée par votre témoignage personnel pour conclure le dernier dimanche du mois… alors n’hésitez pas : postez un commentaire ou envoyez-moi vos réflexions (anonymat garanti) par e-mail : cecile.guinand@unine.ch

Le jeûne dans le Nouveau Testament

Jésus, pendant les quarante jours au désert, ne touche à aucune nourriture… Cependant, contrairement à l’institution de la cène, à l’exhortation à la veille et la prière ou au double commandement d’amour, le Christ ne semble pas spécialement recommander à ses disciples de s’exercer à l’abstinence comme une épreuve face aux tentations.

Chez Matthieu, Jésus semble concevoir le jeûne comme une pratique essentielle mais privée, qui ne doit pas être l’objet d’un étalage de piété fière de montrer ce qu’elle peut endurer, mais au contraire un mouvement intérieur « afin de ne pas montrer aux hommes que tu jeûnes, mais à ton Père qui est là dans le lieu secret » (Mathieu 6, 16). Le jeûne reste toutefois une pratique qui rapproche de Dieu et qui donne la force de chasser certains démons (Matthieu 7, 21) et Jésus prédit le jeûne de ses disciples durant le jour où il mourra.

Paul, pourtant si prompt à dénoncer la loi lorsqu’elle s’oppose à la foi, semble très attaché à la pratique du jeûne. A Lystre, Icone et Antioche, lui et ses disciples « firent nommer des anciens dans chaque Eglise, et, après avoir prié et jeûné, ils les recommandèrent au Seigneur, en qui ils avaient cru ». (Ac 14, 23). Le jeûne est étroitement associé à la prière dans une volonté commune de se vouer au Seigneur et il ne semble pas être ici question de s’éprouver comme le Christ l’a été au désert, mais plutôt une manière de s’en remettre à pleinement à Lui. Le jeûne est associé par Paul à certaines « tribulations », « détresses » mais aussi aux rythmes plus simples des « travaux » et des « veilles » : il s’agit par là de faire preuve d’une patience qui permet de se maintenir proche de Dieu (2 Co 6, 4-5).

Ce qui me paraît très intéressant est que chez Paul, le jeûne se trouve être une pratique communautaire qui n’est pas liée spécifiquement à une règle mais semble intervenir comme appui au service de Dieu, une ascèse qui nous prépare à recevoir plus clairement les lumières de l’Esprit Saint sur sa volonté, une pratique qui accompagne ensuite les prises de décision et de bénédiction des uns et des autres dans leurs vocations :

Pendant qu’ils servaient le Seigneur dans leur ministère et qu’ils jeûnaient, le Saint-Esprit dit : Mettez-moi à part Barnabas et Paul pour l’oeuvre à laquelle je les ai appelés. Alors, après avoir jeûné et prié, ils leur imposèrent les mains, et les laissèrent partir (Actes 13, 2-3).

On le voit, ils ne jeûnent pas pour une œuvre, mais pour recevoir des directions plus précises quant à leur ministère.

Je dois avouer que cette année, voir les groupes de jeunes associés aux projets de la Campagne de Carême m’a mise un peu mal à l’aise… N’est-ce pas une manière de se glorifier devant Dieu pour nos œuvres plutôt que, dans le jeûne, nous abandonner encore et encore pour recevoir quelque chose de Lui, pour nous ouvrir davantage à sa volonté pour nous ? N’est-ce pas demander à Dieu de ratifier un projet humain plutôt que le laisser nous transformer dans cet acte de dénuement qu’est le jeûne ? Jeûne-t-on pour rapprocher Dieu de ce qui nous semble juste ou pour laisser Dieu nous approcher et nous souffler une nouvelle manière d’être ?

Ces questions ne remettent absolument pas en cause la démarche sincère et fidèle avec laquelle les groupes de jeûne s’engagent dans cette aventure spirituelle… j’espère simplement que se rallier à cette campagne de Carême très médiatisée ne sera pas un obstacle à une rencontre peut-être plus inattendue, qui les mette en chemin dans la voie que cette expérience révèlera peut-être à chacun d’eux. Le dossier de la Campagne de Carême concernant la dimension spirituelle du jeûne est à ce titre parfaitement adéquat, et je suis sûre que ce jeûne pourra être pour beaucoup un élan plus qu’un aboutissement, un chemin à suivre plutôt qu’une œuvre à couronner…

Mais revenons, si vous le voulez bien, au fil que j’avais commencé à dérouler… Le jeûne est donc une pratique courante dans le judaïsme, une pratique que le Christ encourage si elle n’est pas faite par souci de la loi et du regard des autres mais dans une joie intérieure de se mettre au service de Dieu. Paul l’observe au sein des communautés qu’il fonde et les païens convertis l’adoptent. Remarquons qu’on ne parle pas encore de Carême, de quarante jours, de viande et de poisson, d’imitation du Christ ou de pénitence.

C’est au IVe siècle que l’Eglise impose des jours de jeûne obligatoire, sous peine de péché mortel… La pratique du jeûne quarante jours avant Pâques est alors fixée et a une fonction commémorative du jeûne du Christ au désert : on jeûne ainsi pour se repentir, participer à la Croix et coopérer à ce que le Christ a accompli pour l’humanité.

Au fil des siècles, plusieurs adaptations sont faites quant aux interdits alimentaires, mais le jeûne reste de manière générale une œuvre parmi celles qui permettent d’expier ses péchés et gagner le salut… et la Réforme vient troubler tout cela. Mais avant de retrouver nos aimables réformateurs, prenons le temps de mieux comprendre ce qu’était le jeûne de Carême pour l’Eglise catholique au XVIe siècle.

Pour toutes ces informations historiques je renvoie à l’excellent article de Claudie Vanasse, « Le jeûne dans les débats confessionnels au XVIe siècle » (in Le boire et le manger au XVIe siècle, actes du colloque du Puy-en-Velay, Université de Saint-Etienne, 2004) à qui je dois toute la matière des propos qui suivront.

Carême catholique au XVIe siècle

Contrairement à de vieux préjugés protestants parfois bien tenaces, il faut souligner que beaucoup de catholiques du XVIe siècle (et aujourd’hui aussi), s’ils accordent de l’importance des œuvres, insistent sur le fait qu’elles ne seront pas méritoires si elles ne sont guidées par la foi…. De nombreux membres de l’Eglise, sans aller jusqu’à la rupture consommée par les réformateurs, critiquaient et s’élevaient contre les tendances à la mécanisation de la grâce par le jeûne, la prière ou la charité qui ne s’accompagnaient pas d’une véritable conversion spirituelle.

Pour les catholiques, et cela nous rapproche, la justification revient au Christ par lequel Dieu accorde gratuitement le salut à l’espèce humaine. Mais le chrétien est en retour tenu de participer à cette grâce générale et, c’est cela qui nous sépare, de progresser ainsi dans la sanctification : les œuvres sont donc méritoires. Par ailleurs, on peut apparemment perdre la grâce reçue et les œuvres nous mènent alors à la récupérer : ces sortes de négociations sont inconnues de la foi protestante (du moins celle que je vis aujourd’hui).

Le jeûne, de même que la prière et l’aumône participent à la satisfaction propre au sacrement de pénitence (confession, absolution, satisfaction). Mais… car il y a un mais : ces œuvres extérieures doivent être le reflet d’une conversion intérieure… sans quoi ça ne marche pas !

Je ne sais pas ce qu’il en est aujourd’hui du côté catholique, mais pour rester au XVIe siècle et du côté protestant, la double prédestination de Calvin ne me semble pas beaucoup plus probante : la foi seule, mais alors les œuvres seront le reflet de la foi (qui, certes, nous a été donnée) et donc… un signe de salut … et donc… pas d’œuvres serait le signe de… pas de foi… et donc pas de salut ? Cette doctrine calviniste ne cesse de me hanter et je crois, à force de m’y confronter, que je rejette cet héritage de celui qui a pourtant participé à fonder l’Eglise dans laquelle je m’engage aujourd’hui… et cela sans parler de tous ceux que Calvin affirme condamnés à rester sur le carreau car Dieu aurait décidé de toute éternité qu’ils étaient destinés aux grincements de dents et autres réjouissances infernales…

Bref… revenons à Carême. Outre offrir aux fidèles des moyens de progresser dans la sanctification ou de satisfaire la pénitence, l’Eglise catholique au XVIe siècle impose un certain nombre de jours d’abstinence obligatoires dont le Carême. Rompre le jeûne, c’est se mettre en état de péché mortel,  mais de nombreuses dérogations existent, notamment lorsqu’il s’agit d’impératifs tels que nourrir une famille avec un travail physique. On peut ainsi remplacer le jeûne par des œuvres de charité et de miséricordes.

Au XVIe siècle, le jeûne catholique est compris ainsi : abstinence de viande, d’œufs, de laitages, un seul repas dans la journée à heure fixe et une collation le soir composée de pain, d’eau, de vin et de quelques fruits. Puisque le jeûne ne vaut rien sans la foi et le désir sincère de conversion intérieure, on insiste sur le fait que se goinfrer de poisson et s’imbiber de vin serait contreproductif…

De nombreux compromis ont été pris depuis lors par l’Eglise catholique, dont un assez amusant : au XVIIIe siècle, François-Xavier de Charlevoix, jésuite missionnaire, fait face à une communauté amérindienne qui, en période hivernale, n’a pour toute nourriture que le produit de sa chasse… ce à quoi on trouve une ingénieuse solution : « le castor est mis tout entier au même rang que la maquereuse par la Faculté de Médecine et est déclaré juridiquement un poisson » !

Luther et Calvin étaient en désaccord avec les catholiques sur la question du jeûne de carême (sur la question de l’appartenance des castors à la classe des poissons je n’en sais rien)… voyons cela de plus près.

Luther et Carême

Luther qui publie ses 95 thèses contre les indulgences, s’opposant ainsi au salut par les œuvres pour affirmer le salut par la grâce, ne pouvait que s’insurger contre l’idée d’un jeûne obligatoire institué par l’Eglise sous la menace du péché mortel… Luther promeut au contraire une spiritualité personnelle où chaque chrétien est uni directement à son Dieu. La Confession d’Augsbourg portée par Melanchthon devant l’empereur Charles Quint en 1530 reste ainsi pour moi un « credo » parmi les plus beau du protestantisme :

Nous ne pouvons obtenir la rémission des péchés et la justice devant Dieu par nos mérites, nos œuvres et nos satisfactions, mais nous recevons la rémission des péchés et devenons justes devant Dieu par grâce à cause du Christ, par la foi, si nous croyons que le Christ a souffert pour nous, et que, grâce à lui, le pardon des péchés, la justice et la vie éternelle nous sont donnés. (Confession d’Augsbourg)

La foi, selon Luther n’est pas une connaissance intellectuelle ou un ensemble de principes dogmatiques (dont le jeûne) que l’on doit appliquer, mais un élan véritable vers Dieu, une « vivante et ferme confiance en la grâce ou la miséricorde de Dieu » selon la formule de concorde (1580).

Cependant, Luther ne renie pas la pratique du jeûne en tant que telle, car son importance est attestée par les Ecritures qu’il a lui-même pratiquée en tant que moine. Il attire par contre l’attention sur les dangers d’un jeûne conçu comme une œuvre méritoire et souligne que cette pratique tendance à centrer l’homme sur lui-même car il cherche une voie propre pour aller vers Dieu plutôt que de placer sa confiance en la médiation du Christ.

Toujours est-il que le chrétien, libre désormais puisqu’il ne doit plus se préoccuper de son salut, aura dans la foi un élan qui le pousse aux bonnes œuvres comme des témoignages de cet état de grâce qui lui donne un élan pour servir Dieu librement. Le jeûne a toute sa place dans cette réponse de l’homme à la reconnaissance inconditionnelle que Dieu lui accorde en Jésus-Christ :

Et c’est là qu’en toute vérité, le corps doit être entraîné et exercé par des jeûnes, des veilles, des travaux et toutes sortes de disciplines mesurées, afin de devenir obéissant et conforme à l’homme intérieur et à la foi, et de ne pas le gêner ni le contrarier, comme il le fait quand il n’est pas dompté.

(Luther, De la liberté du chrétien)

Comme la prière du cœur, le jeûne aide donc le corps à se joindre au reste de notre personne qui, librement, souhaite se mettre au service du Seigneur.

Luther développe dans le Sermon sur les bonnes œuvres quelle est selon lui la bonne attitude face au jeûne : il refuse les jeûnes obligatoires et tout mérite qui y serait associé. Il s’oppose radicalement à l’idée de soumettre le jeûne à des règles alimentaires et un calendrier précis car alors intervient la notion d’œuvre à accomplir et l’idée d’une auto-justification qui n’a pas lieu d’être. Chacun doit juger selon son propre état, il convient donc que chacun se demande quels sont les aliments qui provoquent la « diminution ou l’accroissement de la convoitise charnelle et de la pétulance », à savoir, pour reprendre les termes de Claudie Vanasse : « si quelqu’un découvre que le poisson excite davantage les mouvements de sa concupiscence, qu’il mange plutôt de la viande ».

Dans la pratique, Luther recommande cependant aux réformés de ne pas manger de viandes devant les catholiques les jours de jeûne et de travailler avec patience à « leur indiquer pourquoi il convient de faire comme l’on fait pour les amener lentement à cette manière de voir » (« Des bonnes œuvres »). Mais l’Eglise catholique ne l’entend pas de cette oreille et Jean Benedicti, théologien franciscain dont les ouvrages sont étudiés en Sorbonne dès le XVIe siècle, regrette que les calvinistes et luthériens n’aient pas choisi, comme l’Eglise d’Angleterre, de rendre obligatoires certaines périodes de jeunes « afin de donner quelque respir aux pauvres animaux et que la chair en soit meilleur marché »…

Cet argument économique et écologique a en effet été à la base du jeûne d’obligation décidé par le Parlement anglais dans une loi qui spécifiait que cette prescription était une institution ecclésiastique et non divine, certes utile spirituellement, mais surtout indispensable pour soutenir le négoce de la pêche et la traite du détail en certains temps de l’année. Je me demande si notre campagne de Carême ne tient pas un peu de ce compromis qui a le mérite d’être honnête et de lier la spiritualité aux réalités concrètes de la société dans sa gestion de la terre). On nous indique sur le site de la campagne que les groupes de jeûneurs ont trois fondements : la santé, la spiritualité, la prise de conscience de la mauvaise répartition des ressources sur la terre, et que les économies générées par ce jeûne seront dévolues à l’aide aux pays du Sud.

Mais revenons au XVIe siècle pour nous pencher sur Calvin. Comme souvent avec notre cher réformateur genevois, s’il s’accorde sur de nombreux points avec Luther, il réoriente néanmoins les choses…

Calvin et Carême

Comme Luther, Calvin juge bonne la pratique du jeûne en ce qu’elle permet de placer la chair et ses élans sous contrôle, il ajoute aussi que le jeûne nous dispose à la prière et à l’oraison. Avec bon sens, il souligne qu’un ventre trop plein alourdit l’esprit. Il reconnaît aussi dans le jeûne un témoignage d’humilité…

Contrairement à son homologue allemand, il privilégie cependant le jeûne collectif qui permet de se surveiller l’un l’autre afin de ne pas en faire un mérite personnel (il ne semble pas se rendre compte que cette dimension collective induit également des pratiques compétitives).

En outre, il ajoute que ce témoignage d’humilité sert à apaiser la colère de Dieu et recommande donc aux pasteurs de mettre en place des journées de jeûne public lors de période d’épidémies ou de troubles politiques ou sociaux. La communauté calviniste de France mettra à plusieurs reprises cette exhortation en pratique… et les jeûnes alors institués visent à s’humilier pour détourner sa colère lors des temps « de grande persécution, de guerre, peste, famine et autre générale affliction » (synode de 1559).

Cela nous rapproche aussi un peu de cette Campagne de Carême «La terre source de vie, pas de profit » où le jeûne, outre la prise de conscience individuelle, vise à manifester sa solidarité pour ceux qui souffrent des spoliations de leurs terres. En 1560, cette même idée d’un jeûne d’intercession au nom d’une cause plus large que la volonté personnelle de communion et de service est ainsi mise en avant par Jean Daillé : « en nous humiliant extraordinairement devant Dieu […] nous luttons aussi avec nôtre Dieu pour la prospérité de toute la Nation et pour la conservation de la personne de sa Majesté ».

Nous semblons donc renouer avec une pratique de tradition calviniste puisque les groupes de jeûneurs de la Campagne de Carême partagent le prix du repas non consommé avec des personnes défavorisées au Sud, manifestant ainsi ce lien du jeûne avec une cause « de générale affliction » pour reprendre les termes calvinistes.

Nous devons cependant noter que cette conception du jeûne n’est pas loin d’être en porte à faux avec le salut par la grâce et de renouer avec la notion de mérite : par le jeûne, nous souhaitons obtenir les bienfaits de Dieu auxquels nous donnons l’impulsion par une œuvre d’entraide…

Je me fait l’avocat du diable… En réalité, le dossier sur le jeûne proposé par la Campagne de Carême nous rassure sur ce point et nous invite véritablement à un approfondissement spirituel de notre relation à Dieu et à la Création et je soutiens pleinement chacun de ces groupes dans ma propre prière. Cependant, je regrette un peu que la dimension spirituelle n’intervienne pas au premier plan sur le site de la campagne où j’aurais aimé voir Dieu mis au cœur des textes de présentation générale, les premiers accessibles lorsque l’on souhaite se renseigner sur cette campagne.

Je m’éloigne à nouveau de la Réforme… et y reviens sans tarder. Calvin préconise donc le jeûne comme une pratique collective, mais il refuse absolument d’en fixer un cadre rigide et laisse aux communautés le soin de les instituer dans les temps appropriés selon les événements. Il refuse en outre de considérer le jeûne comme « une des œuvres principales de l’homme chrétien » et met en garde contre la tentation de s’en glorifier et prend pour exemple de ce mauvais rapport au jeûne : le Carême : « une fausse imitation frivole, et pleine de superstition, que les anciens ont appelés jeûne de Carême ».

Discordes et points communs

Pour terminer ce parcours, je vous propose de résumer brièvement les positions catholiques et réformées du XVIe siècle et de poser (encore !) quelques questions que nous pourrions approfondir ensemble la semaine prochaine et la suivante.

Les deux partis soulignent que ce qui compte dans le jeûne est la foi qui nous y porte : l’intention de jeûner pour la gloire de Dieu est essentielle. Est-ce encore le cas lorsque nous jeûnons aujourd’hui ?

Reste une opposition majeure : l’idée de mériter le salut par le jeûne est absolument étrangère à la théologie réformée alors qu’elle reste centrale dans le sacrement de pénitence catholique. Cependant, il faut souligner que Calvin rapproche dangereusement le jeûne du salut par les œuvres en le préconisant comme « moyen » pour apaiser la colère de Dieu. Que cherchons-nous en jeûnant ?

Luther et Calvin poussent les catholiques à justifier le jeûne de Carême et les arguments sont d’abord scripturaires : Christ a lui-même institué le carême par son jeûne de quarante jours. Cette « sola scriptura » me semble sur-interpréter le texte… mais il est intéressant de noter que cette argumentation reprend un des soli de Luther pour mieux lui répondre. La plupart des arguments restent cependant liés à la tradition : le carême est observé depuis les premiers siècles de l’Eglise et glorifié par de nombreux docteurs de l’Eglise.

Si les protestants ont beaucoup raillé depuis cet attachement aveugle aux rites, nous pouvons toutefois remarquer de plus en plus de chrétiens réformés ne fréquentent plus l’Eglise en laquelle leur foi ne se nourrit plus. Sans aucunement souhaiter des lois, rites, dogmes supplémentaires, je me demande si nous ne sommes pas parfois un peu frileux à réinvestir les traditions bibliques pour redonner vie à la foi en berne de nombreux chrétiens. En ce sens, je salue le jeûne tel qu’il est valorisé dans cette Campagne de Carême qui donne la possibilité de redécouvrir son rapport à Dieu… tout en restant prudente quant à certains aspects. Mais nous y reviendrons la semaine prochaine où j’aborderai de front le Carême tel qu’on le découvre sur le web en 2017.

En espérant que vous ayez pris cette semaine de l’intérêt à cette chronique, et en souhaitant vivement avoir éveillé votre envie de partager vos propres expériences, sentiments, anecdotes,

Je vous souhaite une très belle semaine

Cécile

Dimanche 19 mars

Bonjour,

Après une première semaine avec Bruegel, une seconde avec nos réformateurs (et un castor !), je propose pour cette troisième semaine de mars un petit parcours sur le web… Lorsque je cherche « carême jeûne 2017 » sur mon moteur de recherche… je trouve à boire et à manger (c’est le cas de le dire) : même les compagnies d’assurance maladie recommandent le jeûne tout en soulignant le soutien indéniable qu’elles représentent dans cet acte d’hygiène corporelle… On trouve aussi des articles d’économie qui comparent les bénéfices financiers d’un Carême respecté, tandis que les sites axés sur la nutrition nous mettent en garde: jeûner fait perdre du poids, mais pour mieux favoriser le retour des kilos à son terme… De Jésus-Christ ou de Dieu rien n’est dit (tant il est vrai que Dieu ne s’économise ni ne peut faire l’objet d’une police d’assurance!).

Afin de faire le tri, je n’ai retenu ici que les sites où le jeûne de Carême est associé à notre foi chrétienne… Par cette petite exploration, je souhaite rendre compte de ce qui apparaît en premier dans les résultats à une personne suisse francophone qui souhaiterait se renseigner sur Carême via internet. Je résumerai en quelques mots le contenu des sites visités et retenus et donnerai spontanément les réflexions qui me viennent en tête…

N’hésitez pas vous aussi à réagir en postant un commentaire, et sachez que je collecte toujours vos expériences et opinions par lesquelles je souhaite terminer cette chronique la semaine prochaine. Vos messages resteront anonymes, alors, si le cœur vous en dit, écrivez-moi à l’adresse suivante : cecile.guinand@unine.ch

Bonne lecture

Cécile

Sites informatifs

Mon moteur de recherche me propose d’abord plusieurs sites où Carême est défini selon une perspective laïque sinon athée. Linternaute répond à la question : « que veulent dire ces 40 jours pour les chrétiens ? » signe, que, du point de vue de cette plateforme française, les chrétiens sont une minorité relativement inconnue dans notre société. Je caricature certes un peu, mais il est tout de même frappant de constater à quel point la religion chrétienne est marginalisée dans notre monde laïc.

Les catholiques

Le site de l’Eglise catholique suisse arrive en bonne place dans mes résultats. Pendant ces semaines de recherches, combien de fois ai-je entendu « Carême, c’est pour les catholiques » ? Il faut à l’évidence que nous, protestants, apprenions à ne pas rester sur une vision déformée, issue du passé, de nos frères catholiques… Le jeûne n’y est pas du tout présenté comme une obligation à suivre sous peine de péché mortel : de toute évidence, nous ne sommes plus au XVIe siècle… Le site propose plusieurs réflexions engageant les fidèles à vivre ce temps comme une occasion de « ranimer la lecture de la Parole de Dieu, pour prendre davantage de temps pour lire la Bible, seul ou en groupe » et rappelle que « le jeûne nous libère le corps et l’esprit pour écouter la Parole et la partager » selon les mots de Jean-Claude Crivelli.

De toute évidence cependant, d’autres sites catholiques souhaitent exhorter les fidèles à observer plus strictement la tradition. Ainsi, Alteia, quotidien d’information à la charge de laïcs catholiques, soutenu par la Fondation pour l’Evangélisation par les Médias créée à Rome en 2011, publié en 7 langues et atteignant près de 150 millions de personnes, nous propose d’abord un compte-rendu des interventions du pape sur ce Carême 2017. Ces prises de parole du Saint-Père invitent les fidèles à ne pas observer aveuglément les règles et « met en garde les catholiques contre le manque de cohérence et de sincérité ». Sur cette base, le site propose plusieurs articles afin de mettre en pratique ce sage avertissement. On y retrouve des éléments propres à la tradition : le jeûne est un acte de pénitence, mais sans la foi qui le guide, sa valeur est nulle.

Aliénor Gamerdinger propose plus concrètement «5 conseils pour ne pas rater son Carême », et souligne la notion de sanctification qui reste étrangère à nous autres protestants : « Il s’agit de la période parfaite pour faire un bon vers la sainteté ». On remarque cependant une rupture avec la tradition : le jeûne ne doit pas forcément être compris comme privation de nourriture, il consiste à choisir une « intention de Carême » selon ce qui nous semblera le plus pertinent : gestes d’entraide, s’interdire la médisance, renoncer aux réseaux sociaux, etc. Un changement d’importance… Le temps où on s’efforçait de faire passer un castor pour un poisson est bel et bien révolu. Il ne s’agit donc pas de respecter à tout prix une tradition qui a perdu de son sens aujourd’hui.

Parmi ces conseils, je retiens aussi ceux qui nous invitent à « faire le Carême avec Jésus » et dans la prière, avec toutefois une réserve quant à l’invitation de « demander à Jésus de se servir de nos sacrifices pendant le Carême pour l’œuvre de la rédemption » puisque je crois, quant à moi, que le Christ a définitivement mis fin aux sacrifices par sa mort et sa résurrection qui nous placent dans la grâce libre de l’amour du Père… et que la rédemption nous est offerte et ne peut être méritée.

Finalement, certains catholiques semblent encore très attachés aux strictes formules du droit canon, et l’association catholique.org rappelle que « le mercredi des Cendres et le Vendredi saint sont jours de jeûne ecclésiastique : les fidèles adultes et valides y sont tenus. Le reste du temps, chacun offre à Dieu, avec l’inspiration de l’Esprit Saint, les privations qu’il s’impose ».

Cette liberté « le reste du temps » est toutefois orientée vers le jeûne tel qu’issu de la tradition : « le jeûne consiste à faire un seul repas pendant la journée, avec une alimentation frugale le matin et le soir. On ne doit rien manger entre les repas, sauf cas de maladie. » et s’applique à « tous ceux qui sont majeurs, jusqu’à l’âge de 59 ans. (cfr. CIC, n° 1252) ».

Ces « lois » sont néanmoins reliées à la foi : « On ne doit pas vivre le jeûne ou l’abstinence comme une imposition, mais plutôt comme un moyen concret par lequel l’Eglise nous invite à croître dans le véritable esprit de pénitence ».

Pour résumer, les positions catholiques semblent diverses. Plus ou moins de libertés sont prises en regard du droit canon, sans jamais nuire aux valeurs fondamentales du catholicisme telles que la pénitence et la sanctification, perspectives que le protestantisme ne partage pas. Mais je suis aussi convaincue que nous partageons beaucoup plus qu’il n’y paraît, notamment en faisant du Carême une occasion de nous ancrer plus profondément encore en Christ dans la foi et la prière.

La Campagne œcuménique PPP/Action de carême

Nous avons déjà évoqué beaucoup d’aspects de cette campagne oecuménique la semaine passée. Les groupes de jeûne sont donc associés à l’œuvre d’entraide, ce qui, je l’ai déjà dit, éveille en moi certaines réserves. Je regrette d’ailleurs que l’aspect « solidarité » occupe le premier plan sur le logo-slogan : « Jeûner ensemble et promouvoir le droit à l’alimentation ». Les propos visant à présenter la campagne dans les médias (notamment l’émission Hautes fréquences du 26 février 2017) tendaient à minimiser la dimension spirituelle pour promouvoir les axes de la santé et de la solidarité, ou encore un « axe politique » qui propose de voir dans cette campagne une volonté de « montrer que l’on peut vivre mieux avec moins ».  J’aurais préféré « montrer que l’on peut vivre mieux avec Dieu »… mais je conçois qu’il fallait rendre le message accessible au plus grand nombre vraisemblablement plus sceptique que moi…

Comme je l’ai dit aussi ces réserves s’effacent devant la présentation de l’aspect spirituel développé par PPP/Action de Carême qui nous montre que le jeûne est une pratique qui a du sens dans notre relation à Dieu et à la création ainsi résumé sur le site : « Le jeûne offre un cadre propice à l’expérience spirituelle pour faciliter la rencontre avec Dieu, à travers sa Parole, et la rencontre avec son prochain, comme lieu de pratique de cette Parole vécue », perspective qui a toute mon adhésion.

Je suis aussi particulièrement sensible à l’aspect communautaire large qui rend cependant visible chaque groupe : une belle image de notre chrétienté comme corps du Christ selon Paul : chaque groupe reste libre d’organiser et de vivre sa semaine de jeûne comme un membre particulier de ce grand corps.

Carême et le jeûne mis en doute

Certains protestants manifestent leur suspicion à l’endroit de Carême et du jeûne qu’ils voient davantage comme une mode que comme un approfondissement spirituel. Ainsi, Olivier Bauer, professeur de théologie pratique à l’Université de Lausanne et directeur du Groupe de recherche sur l’alimentation et la spiritualité (GRAS) dont les propos sont relayés par protestinfo (et qui a par ailleurs approfondi de très intéressantes perspectives alliant notre matérialité à notre spiritualité, voir son blogue)  met le jeûne en question(s) : « À quoi bon jeûner? À quoi bon se priver? [… suit une vingtaine de questions…] À quoi bon? Me priver du superflu pourrait-il leur assurer le nécessaire? Pour Dieu? À quoi bon? Pourrait-il éprouver du plaisir à ce que je me prive du mien? À quoi bon jeûner? À quoi bon se priver? » et il conclut : « Jeûner ne rend ni les gens, ni le monde meilleur. Remarquez, ne pas jeûner non plus! ».

Olivier Bauer rappelle que Paul a écrit: «Ce n’est pas un aliment qui nous rapprochera de Dieu: si nous n’en mangeons pas, nous ne prendrons pas de retard; si nous en mangeons, nous ne serons pas plus avancés.» (1 Corinthiens 8, 8), mais il oublie un peu que pour Paul le jeûne est aussi une pratique dans laquelle se noue une relation nouvelle et pleine de promesses pour le chrétien en recherche de sa voie personnelle à suivre dans la foi (voir la chronique de la semaine passée).

Conclusion de ce parcours

Au terme de ce parcours je pose la question suivante : pourquoi promouvoir ou au contraire dénigrer le jeûne ? Bruegel a ridiculisé tant Mardi-Gras que Carême dans la guéguerre qu’ils se livrent (voir la première semaine de mars)…

Je crois que, personnellement, je n’ai aucune envie d’incarner ces positions caricaturales…

et, dans la prière et la foi en notre Dieu, notre père en Jésus-Christ vivant en nous par l’Esprit, je me sens en communion avec tous mes frères et sœurs chrétiens dont la vérité dernière est cette confiance en Lui, quelles que soient les voies qu’ils empruntent pour vivre au plus proche de sa Parole,

Je vous souhaite à tous et toutes une très belle semaine,

Et vous remercie du temps que vous prenez pour me lire!

Cécile

Dimanche 26 mars 2017

Bonjour,

En ce dernier dimanche de mars, pour clore ce parcours autour de Carême et du jeûne, je souhaite laisser la parole à ceux et celles qui ont avec confiance répondu à mon appel à témoigner. C’est avec beaucoup de sincérité et de bienveillance qu’ils et elles ont exposé en quelques lignes leur propre expérience et sensibilité. Je les remercie…

Les messages que j’ai reçus m’ont confirmée dans une intuition qui s’est renforcée au fil de ce temps de réflexion : Dieu nous aime chacun et chacune individuellement… et, tout en rendant hommage à la tradition, en la revivant, en la renouvelant, nous sommes appelé.e.s à répondre chacun et chacune personnellement à son amour pour nous. Plutôt que d’opposer des catégories de « jeûneurs » ou « non jeûneurs », de « catholiques » et de « protestants », je vous propose de découvrir les réflexions de mes correspondant.e.s pêle-mêle que je placerai sous un titre qui tente de résumer l’essentiel de chaque sensibilité.

Bonne lecture !

Marcher tous les jours au mieux selon la Parole de Dieu

Une amie m’écrit que, de son côté, elle ne pourra pas apporter grand-chose car elle ne pratique pas le jeûne de Carême… mais son témoignage me semble au contraire aussi vrai que précieux. En voici un extrait :

Ma « pratique » est de marcher tous les jours de ma vie au mieux selon la Parole de Dieu, avec mes limites […] mais je suis persuadée que le Seigneur profite de toutes sortes d’occasions, comme la pratique du jeûne, pour rejoindre toujours plus de personnes.

Cette position me fait chaud au cœur. Elle me rappelle aussi mon grand-père que j’ai interrogé à ce sujet lors de ma dernière visite. Pasteur entre 1945 et 1987, il m’a dit que longtemps, Carême et le jeûne n’étaient pas du tout de mise dans l’Eglise réformée neuchâteloise, mais que, de plus en plus, de petits groupes portés parfois par un pasteur apprenaient à redécouvrir le jeûne et l’intégraient dans la période de la préparation à Pâques. Sans jamais avoir organisé lui-même un tel jeûne communautaire, mon grand-père voyait ces initiatives avec bienveillance et les encourageait car il y décelait un élan sincère d’approfondissement de la foi et du désir de vivre au service de Dieu. Il se réjouissait de penser que Dieu variait les manières de rejoindre les personnes par des voies diverses.

 

« Reviens au Seigneur et souviens-toi : il est tendresse et miséricorde »

Ce titre est une citation de la liturgie du Mercredi des cendres de la Communauté de Grandchamp que m’a proposée Guillaume, mon associé chroniqueur sur le site que vous lecteurs connaissez bien… je brise donc ici le sceau de l’anonymat pour vous donner l’entier de sa réflexion sur sa pratique du jeûne cette année :

Cette année, j’axe mon temps de carême sur l’interrogation « que faire pour me rapprocher de Dieu ?». En effet, ce temps à part nous est donné pour réfléchir à notre rôle d’humain face à la création et au créateur. Ainsi, j’ai décidé d’aménager un temps chaque jour pour concentrer mon esprit sur cette question. Heureusement, d’autres y ont pensé avant moi : je suis porté par le cri, la joie, la peur, la louange, l’étonnement, la colère et l’espérance contenus dans les Psaumes. Je prie en m’aidant du livre reprenant la liturgie vécue à Taizé durant ce temps de Carême. Cela me permet d’être conduit au travers d’un psaume, d’une lecture adaptée au temps, d’une prière d’intercession, du Notre Père dit en communion avec tous les chrétiens et d’une demande de bénédiction. Au début, pas facile de se tenir à ce temps pris dans la journée. Pourtant je remarque à quel point, même si je sais Dieu parmi nous à chaque instant, ce temps m’offre la prière nécessaire à la réflexion autour du carême. Ces moments quotidiens s’accompagnent d’une réflexion plus globale sur mon mode de vie. J’ai donc décidé de faire attention à ma consommation de viande. Je vois lors de cet effort à quel point j’en mange d’ordinaire beaucoup. Cela prend part dans ma réflexion à propos du respect et du maintien de la création de Dieu.

Je remercie Guillaume avec qui je partage cette envie de sans cesse m’engager avec sérieux et persévérance dans des démarches d’approfondissement de la foi vécue. Remettre le Christ au milieu de nos vies… cela me semble une des voies essentielles pour que notre Eglise réformée accomplisse son axiome : Ecclesia semper reformanda ce qui, j’en suis de plus en plus convaincue, passe moins par des réformes institutionnelles que par une réformation continuelle de notre être. En faisant du Seigneur notre rocher, notre berger, notre chemin, par cette conversion intérieure nous trouverons, à mon avis, le souffle pour vivre en l’Eglise et l’ « inspirer » en laissant l’Esprit en nous toujours plus libre de nous guider.

Une longue expérience… sans cesse nouvelle

Une fidèle jeûneuse décrit sa longue expérience qui pourtant s’avère renouvelée à chaque jeûne, peut-être vous retrouverez-vous dans ses propos?

Depuis plus de 15 ans  j’aime vivre le carême en renonçant à notre société de consommation pendant une semaine ou plus ! Le jeûne est devenu important dans ma vie.

C’est à Crêt-Bérard, la maison de l’Eglise du canton de Vaud que je connais depuis mon enfance, que j’ai fait ma première expérience de jeûne complet pendant 10 jours: démarche qui m’a boulversée ! Les protestants ne sont pas accoutumés au carême. Silence, partage, prière individuelle ou communautaire, méditation de la Parole, tissage collectif en silence, longues marches… Depuis lors, je n’ai pas cessé d’avoir comme point de repère dans l’année liturgique: le câreme.

Le silence avant Pâques est comme l’écho du silence de Jésus avant sa mort sur la croix. Comme il est important de le méditer. Silence, prière, écoute de l’Esprit Saint, partage, marche, louange à Dieu dans le manque que l’on doit assumer, en groupe ou seule par un jeûne partiel.

Mes objectifs :

Un temps mis à part pour me retrouver particulièrement avec Dieu en vue de la montée vers Pâques. 

Me désencombrer de tant de choses inutiles, trier puis jeter la paperasse. Même si l’on n’a pas à faire de repas, le temps file quand même très vite avec des obligations et si possible 1h à 2h de marche quotidienne.

Renoncer à notre société de consommation même s’il est difficile de supporter de bonnes odeurs alimentaires, de voir d’autres manger mais, c’est une décision prise et la discipline est ainsi exercée…..cette démarche de jeûne est bonne pour l’organisme.

Etre dans la plénitude du silence  habitée par Dieu.

Rechercher la purification des relations  par une disponibilité à l’Esprit qui permet une attitude d’écoute et de partage sur l’essentiel en étant particulièrement attentive à l’autre pour s’adapter à lui dans un esprit de miséricorde.

Demeurer dans une attitude de prière constante qui permet de combattre pour des sujets précis qui me tiennent à coeur.

Et finalement, retrouver mon chemin de vie, arriver à faire des choix dans la liberté.

Ma correspondante nous enjoint à vivre cette expérience qu’elle décrit comme fantastique. J’admire quant à moi la facilité avec laquelle elle nous décrit à la fois les difficultés et les bénéfices en portant attention aux détails quotidiens qui prennent soudain une autre proportion. Je la remercie aussi pour toutes les pistes d’approfondissement spirituel qu’elle évoque et que le jeûne a permis de mettre en valeur.

 

Les temps changent… le Christ reste unique

D’une amie membre comme moi de la paroisse de Neuchâtel, j’ai reçu une très intéressante réflexion sur les changements progressifs de la perception du Carême à travers le temps dans notre région, voici ici ses propos résumés :

Pour les protestants de ma génération, le Carême était une pratique catholique seulement, il me semble en avoir entendu parler par les réformés il y a seulement une quinzaine d’années. L’idée d’entrer dans une période de pénitence pour obtenir le pardon est étrangère à notre certitude d’être acceptés et pardonnés. Tous nos efforts ne changeront rien à la grâce offerte. 

Actuellement, le sens du Carême a glissé vers la solidarité avec ceux qui ont peu et pas assez. Faut-il lier cette prise de conscience de notre richesse au temps de la Passion ? La solidarité et la reconnaissance pour ce que nous recevons sans cesse pourraient guider tous nos jours !

Cette réflexion est suivie d’un questionnement dans lequel je me suis retrouvée tout au long de ces semaines consacrées à ce thème et auquel je m’associe pleinement :

Pour certains, il y a le désir de participer symboliquement à la Passion en sacrifiant une habitude (nourriture, cigarette, natel, plaisirs, …). Je peux comprendre cette aspiration, mais une perte de confort n’est-elle pas un peu dérisoire face à la souffrance physique et spirituelle du Christ ?

Vous comprendrez après la lecture de ces lignes pourquoi j’ai souhaité intituler le rendu de ces propos par « le Christ reste unique »… En effet, vouloir « expérimenter » la Passion, c’est il me semble oublier que si le Christ n’a peut-être pas la palme de la mort la plus douloureuse (les souffrances des camps de concentration n’ont certes rien eu à envier celles de la crucifixion), c’est par lui que Dieu a choisi de pénétrer notre humanité et de se révéler à nous, nous ne pouvons donc pas « dupliquer » cet événement unique… Heureusement, je constate que pour la plupart des jeûneurs de ce temps de Carême, il ne s’agit pas de souffrir à l’image du Christ, mais de vivre un acte de foi dans l’expérience du jeûne qu’il a lui-même pratiqué et recommandé.

Un cheminement progressif de redécouverte

Pour terminer, je souhaite partager avec vous ce témoignage d’une correspondante en qui je me retrouve dans le cheminement progressif d’une redécouverte personnelle et renouvelée des traditions qui, si on les actualise dans notre parcours spirituel, prennent un sens nouveau dans notre vie de foi. Je lui cède la parole :

Au départ, le carême était : juste rien, mais alors rien du tout ! Dans un deuxième temps, une certaine méfiance.

Et puis, je suis devenue diacre et après quelques années j’ai travaillé en tant qu’aumônier d’hôpital dans une équipe œcuménique bien soudée. J’ai aussi été appelée à prêcher, nous respections le missel et petit à petit je suis devenue sensible au calendrier liturgique.

J’ai donc essayé de me rappeler ce que signifiait le carême, ne serait-ce que pour être capable de faire une petite introduction en début de célébration.

Ma résistance était suffisamment forte, et je partais d’une case complètement vide… pour que… eh bien, les premières années je ne me souvenais plus vraiment de ce que j’avais compris ou lu un an auparavant.

Il y a quatre ou cinq ans environ, j’ai été saisie par

  • la question que proposait le calendrier de carême de PPP et Action de Carême : qu’est-ce qui a du sens pour vous, cette année? prendre plus de temps pour vous, faire attention à manger, consommer, s’habiller, éthique, etc etc… et il y avait aussi une case vide pour ce qui venait à la personne.
  • et par cette phrase de frère Roger de Taizé qui dit que le carême, c’est comme un printemps dans nos vies. Une image aussi, une photo mise en regard de cette phrase: celle d’un chemin, avec des chaussures de marche, et dans la chaussure, une fleur qui poussait… tout cela dans une nature verte, avec le ciel…

Je suis donc partie sur un chemin, nouveau pour moi, et extraordinairement stimulant.

Chaque année, je prie pour prendre ce que j’appelle « ma décision de Carême »… me reposer… chanter chaque jour… prier… plus de confiance et moins de schéma négatif… et Dieu répond, Il me donne de recevoir une piste qui me permet d’avancer, de me laisser transformer.

Je le vis dans une attitude de « cheminante », en veillant au non jugement, à la douceur, à la qualité de l’observation que j’ai de moi-même … l’impact sur ma vie est incroyable, et en général ma « décision de carême » m’accompagne toute l’année, voir plus.

J’ai évoqué plus haut une discussion avec mon grand-papa, et c’est ici les propos de ma grand-maman qui me reviennent en tête. Avec son époux puis seule après son décès, elle m’a fait part d’un cheminement semblable. D’abord lors de retraites pastorales, puis au contact du nouveau souffle apporté aux Eglises par la communauté de Thésée en expansion, et enfin en se rapprochant de Grandchamp, elle a vécu et vit encore l’expérience de jeûnes qui se présentent comme un approfondissement sans cesse renouvelé de sa foi.

Redécouvrir le jeûne et renouveler une tradition qui avait été longtemps négligée par le protestantisme pour mieux ancrer sa vie en Christ, redonner un élan à sa foi, prendre conscience de sa participation active au projet de Dieu pour notre humanité et s’y engager avec un souffle renouvelé, c’est ce que je souhaite à toutes les personnes et les groupes qui jeûnent en ce moment…

Pleine de gratitude pour ces témoignages qui m’emplissent de confiance, qui sont comme un signe de la présence de Dieu parmi nous aujourd’hui et dans les temps à venir, je vous souhaite à tous, en ce temps vers Pâques, de faire vôtre l’incroyable événement dont nous faisons mémoire et que nous pouvons vivre en réalité : Christ par sa mort et sa résurrection nous donne de vivre aujourd’hui une vie nouvelle de fils et filles de Dieu aimés, pardonnés, appelés, soutenus et accompagnés,

Dans la reconnaissance pour votre lecture, pour vos témoignages et pour votre présence ici ou au loin,

Bien à vous

Cécile

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