Prenez garde que personne ne rende à autrui le mal pour le mal;
mais recherchez toujours le bien, soit entre vous, soit envers tous.
Soyez toujours joyeux.
Priez sans cesse.
Rendez grâces en toutes choses, car c’est à votre égard la volonté de Dieu en Jésus-Christ.(1 Thessalonicien 5, 15-18)
Bonjour
en cette dernière semaine de juillet, je vous propose le deuxième récit du pèlerin qui, après avoir découvert et intégré la prière du coeur, reprend la route… Dans sa recherche de solitude… il fera d’intéressantes rencontres, pas forcément les plus cordiales, mais toujours formatrices!
Son chemin le mènera à intérioriser la prière, une façon de nous rappeler que nous devons vivre avec Christ chaque instant de notre existence et pas seulement le dimanche entre 10 et 11h… Pour cela, le pèlerin nous montre que nous pouvons persévérer à nous ouvrir à la présence de Jésus et lui offrir notre corps, notre coeur et notre esprit pour qu’il y fasse sa demeure.
Vous pouvez lire le premier récit du pèlerin dans les trois premières chroniques de ce mois.
Bien à vous
Cécile
Lundi 25 juillet
DEUXIÈME RÉCIT
Longtemps je voyageai par toutes sortes de lieux, accompagné de la prière de Jésus, qui me fortifiait et me consolait sur tous les chemins, en toute occasion et à toute rencontre. A la fin, il me sembla que je ferais bien de m’arrêter quelque part pour trouver une plus grande solitude et pour étudier la Philocalie, que je ne pouvais lire que le soir à l’étape ou pendant le repos de midi ; j’avais un grand désir de m’y plonger longuement pour y puiser avec foi la doctrine véritable du salut de l’âme par
la prière du cœur.
Malheureusement, pour satisfaire ce désir, je ne pouvais m’employer à aucun travail manuel, puisque j’avais perdu l’usage de mon bras gauche dès ma petite enfance ; aussi, dans l’impossibilité de me fixer quelque part, je me dirigeai vers les pays sibériens, vers Saint-Innocent d’Irkoutsk, pensant que, par les plaines et les forêts de Sibérie, je trouverais plus de silence et pourrais me livrer plus commodément à la lecture et à la prière. Je m’en allai ainsi, récitant sans cesse la prière.
Au bout de quelque temps, je sentis que la prière passait d’elle-même dans mon cœur, c’est-à-dire que mon cœur, en battant régulièrement, se mettait en quelque sorte à réciter en lui-même les paroles saintes sur chaque battement, par exemple 1-Seigneur, 2-Jésus, 3-Christ, et
ainsi de suite.
Je cessai de remuer les lèvres et j’écoutai attentivement ce que disait mon cœur, me rappelant combien c’était agréable, au dire de mon défunt starets. Puis, je ressentis une légère douleur au cœur et dans mon esprit un tel amour pour Jésus-Christ qu’il me semblait que, si je L’avais vu, je me serais jeté à Ses pieds, je les aurais saisis, embrassés et baignés de mes larmes en Le remerciant pour la consolation qu’il nous donne avec Son nom, dans Sa bonté et Son amour pour Sa créature indigne et coupable.
Mardi 26 juillet
Bientôt apparut dans mon cœur une bienfaisante chaleur qui gagna toute ma poitrine. Cela me conduisit en particulier à une lecture attentive de la Philocalie pour y vérifier ces sensations et y étudier le développement de la prière intérieure du cœur ; sans ce contrôle, j’aurais craint de tomber dans l’illusion, de prendre les actions de la nature pour celles de la grâce et de m’enorgueillir de cette acquisition rapide de la prière, selon ce que m’avait expliqué mon défunt starets. C’est pourquoi je marchais surtout la nuit et je passais mes journées à lire la Philocalie assis dans la forêt sous les arbres.
Ah ! combien de choses nouvelles, de choses profondes et ignorées je découvris par cette lecture ! Dans cette occupation, je goûtais une béatitude plus parfaite que tout ce que j’avais pu imaginer jusque-là. Sans doute, certains passages restaient incompréhensibles à mon esprit borné, mais les effets de la prière du cœur éclaircissaient ce que je ne comprenais pas ; de plus, je voyais parfois en songe mon défunt starets qui m’expliquait beaucoup de difficultés et inclinait toujours plus mon âme incompréhensive à l’humilité.
Je passai deux grands mois d’été dans ce bonheur parfait. Je voyageais surtout par les bois et les chemins de campagne ; lorsque j’arrivais dans un village, je demandais un sac de pain, une poignée de sel, je remplissais d’eau ma gourde et je repartais pour cent verstes.
Mercredi 27 juillet
Le pèlerin est attaqué par des brigands.
Sans doute à cause des péchés de mon âme endurcie, ou pour le progrès de ma vie spirituelle, les tentations apparurent à la fin de l’été. Voici comment : un soir que j’avais débouché sur la grand’route, je rencontrai deux hommes qui avaient des têtes de soldats ; ils me
demandèrent de l’argent. Quand je leur dis que je n’avais pas un sou, ils ne voulurent pas me croire et crièrent brutalement :
— Tu mens ! Les pèlerins ramassent beaucoup d’argent ! L’un des deux ajouta : – Inutile de parler
longtemps avec lui ! et il me frappa à la tête avec son gourdin ; je tombai sans connaissance.
Je ne sais si je restai longtemps ainsi, mais lorsque je revins à moi, je vis que j’étais dans la forêt près de la route ; j’étais tout déchiré et mon sac avait disparu ; il n’y avait plus que les bouts des ficelles par lesquelles il tenait.
Dieu merci, ils n’avaient pas emporté mon passeport que je gardais dans ma vieille toque pour pouvoir le montrer rapidement quand c’était nécessaire. M’étant mis debout, je pleurai amèrement non tant à cause de la douleur que pour mes livres, ma Bible et ma Philocalie, qui étaient dans le sac volé. Toute la journée, toute la nuit, je m’affligeai et je pleurai.
— Où est ma Bible que je lisais depuis que j’étais petit et que j’avais toujours avec moi ? Où est ma Philocalie de laquelle je tirais enseignement et consolation ? Malheureux, j’ai perdu l’unique trésor de ma vie, sans avoir pu m’en rassasier. Il aurait mieux valu mourir que de vivre ainsi sans nourriture spirituelle. Jamais je ne pourrai les racheter.
Deux jours durant, je pus à peine marcher tant j’étais affligé ; le troisième jour, je tombai à bout de forces près d’un buisson et m’endormis. Voilà qu’en songe, je me vois à la solitude, dans la cellule de mon starets et je lui pleure mon chagrin. Le starets, après m’avoir consolé, me dit :
— Que ce te soit une leçon de détachement des choses terrestres pour aller plus librement vers le ciel. Cette épreuve t’a été envoyée pour que tu ne tombes pas dans la volupté spirituelle. Dieu veut que le chrétien renonce à sa volonté propre et à tout attachement pour elle, afin de se remettre entièrement à la volonté divine. Tout ce qu’il fait est pour le bien et le salut de l’homme. Il veut que tous soient sauvés. Aussi reprends courage et crois qu’avec la tentation, le Seigneur prépare aussi l’heureuse issue. Bientôt tu recevras une consolation plus grande que toute ta peine.
A ces mots, je me réveillai, je sentis dans mon corps des forces fraîches, et dans mon âme comme une aurore et un calme nouveau.
— Que la volonté du Seigneur soit faite ! dis-je.
Je me levai, me signai et partis. La prière agissait de nouveau dans mon cœur comme auparavant et pendant trois jours je cheminai tranquillement.
Jeudi 28 juillet
Soudain, je rencontre sur la route une troupe de forçats, qu’on menait sous escorte. En arrivant à leur niveau, j’aperçus les deux hommes qui m’avaient dépouillé et, comme ils marchaient au bord de la colonne, je me jetai à leurs pieds et les suppliai de me dire où étaient mes livres. Ils firent d’abord semblant de ne pas me reconnaître, puis l’un d’eux me dit :
— Si tu nous donnes quelque chose, nous te dirons où sont tes livres. Il nous faut un rouble d’argent.
Je jurai que je le leur donnerais, absolument, dussé-je mendier pour cela.
— Tenez, si vous voulez, prenez mon passeport en gage.
Ils me dirent que mes livres se trouvaient dans les voitures avec d’autres objets volés qu’on leur avait
retirés.
— Comment puis-je les obtenir ?
— Demande au capitaine de l’escorte.
Je courus au capitaine et lui expliquai la chose en détail. Dans la conversation, il me demanda si je savais lire la Bible.
— Non seulement je sais lire, dis-je, mais aussi écrire ; vous verrez sur la Bible une inscription qui montre qu’elle m’appartient ; et voici sur mon passeport mon nom et mon prénom.
Le capitaine me dit :
— Ces brigands sont des déserteurs, ils vivaient dans une cabane et détroussaient les passants. Un cocher adroit les a arrêtés hier, alors qu’ils voulaient lui enlever
sa troïka. Je ne demande pas mieux que de te remettre tes livres, s’ils sont là : mais il faut que tu viennes avec nous jusqu’à l’étape ; c’est à quatre verstes seulement et je ne peux arrêter tout le convoi à cause de toi. Je marchais tout joyeux à côté du cheval du capitaine et bavardais avec lui. Je vis que c’était un homme honnête et bon et qui n’était déjà plus jeune. Il me demanda qui j’étais, d’où je venais et où j’allais. Je lui répondis en toute vérité ; et ainsi nous atteignîmes la maison d’étape. Il alla chercher mes livres, et me les remit en disant :
— Où veux-tu donc aller maintenant ? Il fait déjà nuit. Tu n’as qu’à rester avec moi.
Je restai. J’étais si heureux d’avoir retrouvé mes livres que je ne savais comment remercier Dieu ; je les serrais contre mon cœur jusqu’à en avoir des crampes dans les bras. Des larmes de bonheur me coulaient des yeux, et mon cœur battait d’une joie délicieuse.
Le capitaine dit en me regardant :
— On voit que tu aimes lire la Bible.
Dans ma joie, je ne pus répondre un mot. Je ne faisais que pleurer. Il continua :
— Moi-même, frère, je lis chaque jour avec soin l’Évangile. Là-dessus, entr’ouvrant son uniforme, il en tira un petit Évangile de Kiev avec une couverture en argent.
— Assieds-toi et je te raconterai comment j’ai pris cette habitude. Holà ! qu’on nous serve à souper !
Vendredi 29 juillet
Histoire du capitaine.
Nous nous assîmes à table. Le capitaine commença son récit :
— Depuis ma jeunesse, j’ai servi dans l’armée et jamais en garnison. Je connaissais bien le service et mes chefs me considéraient comme un enseigne modèle. Mais mes années étaient jeunes et mes amis aussi ; pour mon malheur, j’appris à boire et je me livrai tellement à la boisson que j’en devins malade ; quand je ne buvais pas, j’étais un excellent officier, mais au moindre petit verre, c’était six semaines de lit. Longtemps, on me supporta, mais, à la fin, pour avoir insulté un chef après boire, je fus dégradé et condamné à servir trois ans en garnison ; si je n’abandonnais pas la boisson, j’étais menacé d’un châtiment des plus sévères. Dans cette position misérable, j’eus beau essayer de me retenir, j’eus beau me faire soigner, je ne pus me débarrasser de ma passion et l’on décida de m’envoyer aux bataillons de discipline. Lorsque je l’appris, je ne sus plus que devenir.
Un jour, j’étais assis dans la chambrée et je pensais à tout cela. Voilà que vient un moine qui quêtait pour une église. Chacun donnait ce qu’il pouvait. Arrivé près de moi, il me demande :
— Pourquoi es-tu si triste ?
Je parlai un peu avec lui et lui racontai mon malheur.
Le moine, compatissant à ma situation, me dit :
— La même chose est arrivée à mon propre frère, et voilà comme il s’en est tiré : Son père spirituel lui donna un Évangile et lui ordonna d’en lire un chapitre, chaque fois qu’il aurait envie de boire ; et si l’envie revenait, il devait lire le chapitre suivant. Mon frère mit ce conseil en pratique et, au bout de peu de temps, la passion de boire le quitta. Voilà quinze ans qu’il n’a plus goûté une boisson forte. Fais donc de même, et tu en verras bientôt l’avantage. J’ai un Évangile, si tu veux, je te l’apporterai.
A ces mots, je lui dis :
— Que veux-tu que je fasse de ton Évangile, alors que ni mes efforts, ni les moyens médicaux n’ont pu me retenir ? (Je parlais ainsi parce que je n’avais jamais lu l’Évangile).
— Ne dis pas cela, répliqua le moine. Je t’assure que tu y trouveras profit.
Le lendemain, en effet, le moine m’apporta cet Évangile que voilà. Je l’ouvris, le regardai, je lus quelques phrases et lui dis :
— Je n’en veux pas ; on n’y comprend rien ; je n’ai pas l’habitude de lire les caractères d’église.
Le moine continua à m’exhorter, disant que dans les mots mêmes de l’Évangile il y a une force bienfaisante ; car c’est Dieu lui-même qui a dit les paroles qu’on y trouve imprimées. Ça ne fait rien si tu ne comprends pas, lis seulement avec attention. Un saint a dit : Si tu ne comprends pas la Parole de Dieu, les diables comprennent ce que tu lis et ils tremblent ; et certes le désir de boire est bien l’œuvre des démons. Et je te dirai encore ceci : Jean Chrysostome écrit que même la demeure où est conservé l’Évangile effraie les esprits des ténèbres et forme un obstacle à leurs intrigues.
Je ne me souviens plus très bien – je crois que je donnai quelque chose à ce moine – je pris son Évangile et le fourrai dans mon coffre avec mes affaires ; je l’oubliai complètement. Quelque temps après, arriva le moment de boire ; j’en crevais d’envie et j’ouvris mon coffre pour y prendre de l’argent et filer au cabaret. L’Évangile me tomba sous les yeux et, me rappelant subitement tout ce que m’avait dit le moine, je l’ouvris et commençai à lire le premier chapitre de Matthieu. Je le lus jusqu’au bout, sans rien y comprendre ; mais je me rappelais ce qu’avait expliqué le moine : ça ne fait rien si tu ne comprends pas, lis seulement avec attention. Eh ! me dis-je, essayons encore un chapitre. La lecture m’en parut plus claire. Voyons aussi le troisième : je ne l’avais pas commencé
qu’une sonnerie retentit : c’était l’appel du soir. Il n’y avait plus moyen de quitter la caserne ; ainsi, je restai sans boire.
Le lendemain matin, comme j’allais sortir pour chercher de l’eau-de-vie, je me dis : Et si je lisais un chapitre de l’Évangile ? On verra bien. Je le lus, et je ne bougeai pas. Une autre fois encore, j’eus envie d’alcool, mais je me mis à lire et me sentis soulagé. J’en fus tout réconforté et, à chaque sursaut de mon désir, je m’attaquais à un chapitre de l’Évangile. Plus le temps passait, et mieux ça allait. Lorsque j’eus fini les quatre Évangiles, ma passion pour le vin avait complètement disparu ; j’étais devenu de glace à ce sujet. Et tiens, voilà juste vingt ans maintenant que je n’ai plus touché une boisson forte.
Tout le monde fut étonné de mon changement ; au bout de trois ans, je fus réadmis dans le corps des officiers, je franchis les grades successifs et devins capitaine. Je me mariai, je tombai sur une excellente femme ; nous avons amassé quelque bien, et maintenant, Dieu merci, ça va à peu près ; nous aidons les pauvres comme nous le pouvons et recevons les pèlerins. J’ai un fils qui est déjà officier, c’est un brave garçon.
Eh bien, vois-tu, depuis ma guérison, je me suis promis de lire chaque jour, ma vie durant, un des quatre Évangiles en entier, sans admettre aucun empêchement. C’est ainsi que je fais. Lorsque je suis accablé de travail et que je suis très fatigué, je me couche et je demande à ma femme ou à mon fils de lire l’Évangile à côté de moi, ainsi j’observe ma règle. En témoignage de reconnaissance et pour la gloire de Dieu, j’ai fait couvrir cet Évangile en argent massif et je le porte toujours sur ma poitrine.