Semaine du 31 octobre au 6 novembre 2016. J.-D. Causse: L’Instant d’un geste

 

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Mais quand tu fais l’aumône, que ta main gauche ne sache pas ce que fait ta droite, afin que ton aumône se fasse en secret; et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra.

(Matthieu 6, 3-4)

 

Bonjour

Cette semaine je souhaite partager avec vous quelques passages de L’Instant d’un geste, Le sujet, l’éthique et le don de Jean-Daniel Causse publié aux éditions Labor et Fides en 2004.

Je ne pourrai reprendre l’ensemble de son raisonnement, rendre la profusion de ses outils théoriques et théologiques, mais je pense me concentrer sur un point important pour nous aujourd’hui : que signifie « aimer son prochain comme soi-même ? », en quoi le commandement de Jésus est-il différent que le simple bon sens éthique ? et finalement, comme comprendre, mettre en pratique et vivre de la spécificité du message que nous adresse le Christ ?

J’espère ainsi nous encourager dans notre vie spécifique de chrétien.ne.s, et si cela résonne en vous, je vous conseille vivement la lecture de cet ouvrage,

je vous souhaite une belle semaine

Cécile

Lundi 31 octobre

Bonjour,

Quel est le rapport entre éthique et théologie ? de nombreuses personnes agnostiques ou athées dans mon entourage ont pour mot d’ordre « aime ton prochain comme toi-même »… pour elles, pas besoin du Christ, cet impératif est moral, nécessaire pour le vivre ensemble, sans que Dieu n’y ait rien à voir… Le commandement d’amour du Christ est ainsi réduit à une question de bon sens : pour vivre ensemble, nous avons tout intérêt à le mettre en pratique, mais nous n’avons pas besoin de le faire en son nom… Que répondre à cela ?

Jean-Daniel Causse commence par rappeler ce que signifie être chrétien : c’est être au bénéfice d’un don… Par le baptême et la confession de foi, nous attestons appartenir au Christ, par la seule grâce de Dieu qui l’a envoyé dans le monde pour nous, pour nous donner de participer à son amour ainsi offert à l’humanité entière.

Le sujet chrétien est au bénéfice d’un don qui le compose et qui travaille l’éthique et ses impératifs. Le don opère au sein de l’éthique, mais pour l’ouvrir à une possibilité qui la déborde. (J.-D Causse)

Que cela signifie-t-il ? Cela signifie qu’il est juste pour un chrétien, au même titre qu’un non-chrétien, de se préoccuper de l’éthique, en l’occurrence de considérer l’autre comme égal à nous-mêmes de qui nous devons prendre soin, mais c’est également reconnaître quelque chose de plus :

Pour le christianisme, l’agapè est l’un des noms du don reçu qui offre à l’être humain de donner à son tour un « en plus » ou un « de surcroît ». Ainsi, l’agapè suscite bien la préoccupation éthique, mais il procède aussi d’une autre logique…

Aujourd’hui, nous nous concentrons sur le premier plan qui n’est pas spécifiquement chrétien : la réciprocité demandée par le « comme soi-même ».

« Comme soi-même »

Dans le premier chapitre de son livre, « l’éthique et la figure du semblable : nécessité et limites », J.-D. Cause rappelle que l’enjeu de responsabilité éthique qui réside dans le « Comme soi-même » : cela suppose reconnaître autrui comme différent de moi, mais également comme semblable…

L’éthique oscille donc entre cette reconnaissance de la différence et de la similitude de l’autre.

Nécessaire différenciation

Nous ne pouvons ici reprendre la densité des propos présentés par J.-D Causse qui reprend principalement les propos tenus sur la réciprocité par Aristote, Freud, Lacan, Kant et Ricoeur… Il résume, et nous nous en tiendrons pour notre part à cette citation :

D’un point de vue théologique, on peut énoncer le risque de la réduction du prochain au semblable à partir de la catégorie de l’idole qui justement procède toujours du même […] Elle est le fruit du désir de l’être humain qui veut enclore Dieu, mais aussi le prochain, dans un savoir absolu.

Lacan nous incite ainsi à ne pas prendre nos besoins pour ceux de l’autre. L’éthique n’est pas un « je sais ce qu’il faut » nous dit J.-D. Causse, mais un « Je ne sais pas ce qui peut soutenir ta vie, mais je l’espère pour toi »…. Une distinction qui me paraît essentielle lorsque nous pensons à « aimer notre prochain comme nous-mêmes »…

Pour Ricoeur, la réciprocité que l’on doit à l’autre est au cœur de ce qu’il nomme la « règle d’or », mais elle peut et doit être dépassée. Cependant n’allons pas trop vite et retenons que la réciprocité est bien à prendre en compte.

Si on la trouve chez Aristote et bien sûr dans l’Ancien Testament et la tradition juive, elle est bien reprise par les Evangiles : « Ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le semblablement pour eux » (Luc 6, 31) ; « Ainsi, tout ce que vous désirez que les autres fassent pour vous, faites-le vous-mêmes pour eux » (Mt 7, 12).

Cette « maxime suprême de moralité » comme dit Ricoeur, n’est cependant pas propre au christianisme et doit par ailleurs faire l’objet de correction pour être bien comprise.

Inséparables donner/recevoir

Ricoeur insiste sur la dissymétrie de cette règle : en effet c’est un mouvement d’une personne vers une autre… il insiste sur le danger à oublier la réciprocité alors même que l’on agit en son nom… Le danger est de  « réduire l’autre à la condition de seulement recevoir ». Ce faisant, nous assimilons l’autre à une victime ou, pire, à un débiteur : on fait de sa souffrance le lieu de son identité. J.-D Causse résume :

Nous pouvons repérer sans peine, sous le signe apparent de la générosité, la jouissance qui s’exprime parfois dans le fait de réduire l’autre à un objet de soin ou une main tendue. […] on trouve alors une utilisation mauvaise d’une souffrance qu’on combat, mais qui en vérité s’avère indispensable à la construction d’un monde inégalitaire où les personnes et les fonctions ne sont pas réversibles.

Il me semble que cela décrit en grande partie notre attitude face aux réfugiés que l’on accueille, que l’on aide, sans jamais pourtant reconnaître pleinement que ces personnes ont leur place ici, une place autre que celle de « victime » dont il faut prendre soin. Preuve en est que nous agissons beaucoup au niveau des centres d’accueil, mais peu par la suite, lorsque, placées en appartement, ces personnes pourraient nous rejoindre dans nos activités quotidiennes, paroissiales dans notre cas, et que, ce me semble, nous maintenons fermement à distance… quant à reconnaître qu’elles sont pour nous une occasion de nous enrichir et de recevoir… peu le reconnaissent et encore moins le vivent !

Ricoeur souligne qu’il est important de se considérer non seulement comme le sujet, mais aussi comme l’objet de l’acte éthique, et parle de « mutuel endettement » : nous sentons-nous redevable auprès des personnes à qui nous venons en aide ? cette question étrange dérange… mais il faut nous la poser !

Nous avons donc aujourd’hui rappelé ce qui constitue l’éthique : considérer le semblable dans l’autre, et ses dangers (ne considérer l’autre que selon soi, l’asservir, manquer la réciprocité qu’engage l’acte éthique).

Demain, nous verrons comment reprendre tout cela dans une perspective théologique, nous développerons le constat de ce jour que J.-D Causse résume ainsi :

On a vu que la catégorie du « semblable » est moteur d’un agir qui ne peut pourtant s’y réduire, sauf à ne pas respecter la singularité du prochain qui échappe de facto à toutes les représentations imaginaires. […]

Nous verrons comment, à partir de l’amour des ennemis promulgué par le Sermon sur la montage en Matthieu 5, comment de l’éthique, Ricoeur nous propose de passer au « supra-éthique ».

Je vous souhaite une très belle dernière journée d’octobre

Bien à vous,

Cécile

Mardi 1er novembre

Bonjour,

La réciprocité est donc une donnée non-négligeable de l’acte éthique… mais elle a comme nous l’avons vu ses dangers, et demande à être nuancée et même dépassée.

Le commandement du Sermon sur la Montagne d’aimer même ses ennemis nous pousse en effet à dépasser la réciprocité. Il ne s’agit pas de l’oublier, mais de se déployer à partir d’elle vers d’autres possibilités.

Paul Ricoeur nomme ce dépassement la « logique de la surabondance ». La règle de réciprocité reste de mise, elle est nécessaire et fruit de la sagesse humaine. Mais la dépasser permet, selon J.-D Causse, une « ouverture à une dimension qui corrige la simple équivalence pour laisser advenir un surcroît propre au don ».

Avec l’auteur, nous présenterons aujourd’hui les quatre éléments principaux de cette « supra-éthique » selon Ricoeur.

Dépasser l’échange

La règle d’or, aimer son prochain comme soi-même, reste un peu dans la logique de la loi du talion : donnant-donnant. Elle court donc le risque de devenir utilitaire. Nous avons mille raisons de venir en aide à autrui, mais qu’attendons-nous en échange ?

La surabondance ouvre sur un monde qui échappe à la logique comptable, elle est une brèche dans l’économie de l’échange et de l’équité. (J.-D. Causse).

C’est ce que propose le sermon sur la montagne : l’amour des ennemis transgresse la limite de la réciprocité de l’amour.

Renoncer au mesurable

Il ne s’agit pas de remettre en cause l’éthique, mais simplement de ne pas « mesurer » ses gestes.  Il ne faut plus penser en terme de juste ou d’injuste, comme nous le montre la parabole dite des « ouvriers de la onzième heure » (Mt 20, 1-16) où ceux qui ont travaillé la journée entière reçoivent le même salaire que ceux qui ont travaillé une heure seulement.

C’est bien compliqué, et surtout difficile à appliquer, mais essayons… J.-D Causse propose :

La surabondance, quant à elle, ne peut être exigée, ni peut-être même attendue. Elle est ce qui vient sans être dû. Elle est « en plus », « de surcroît », « par excès », et elle signifie que la logique d’équivalence n’est pas l’instance dernière de l’action […] elle est un « pour rien » inscrit au cœur du système d’échange et n’a donc pas d’autre justification ni d’autre garantie que d’être un don qui renonce au mesurable.

Pour le mettre en pratique, nous devons peut-être commencer par « rompre le cercle de la réciprocité pour qu’une autre chose advienne », c’est-à-dire, renoncer à un « retour ». Donner sans désir de réciprocité : posons-nous la question : combien de gestes désintéressés produisons-nous chaque jour… Pour ma part bien peu ! J’attends toujours quelque chose, ne serait-ce que le sentiment de bonne conscience, de devoir accompli, etc… Bien rare est la pure joie de donner… cela m’interpelle, et j’espère trouver en moi les ressources pour abandonner cette logique de l’échange.

Pour ce faire, nous dit Causse, la surabondance  procède moins d’un « agir » que d’un « laisser agir » : laisser s’accomplir en soi le pouvoir propre au don.

Ce n’est pas une posture héroïque qui consisterait à « faire » plus… aimer son prochain, et faire l’effort supplémentaire d’aimer aussi nos ennemis, là n’est pas l’enjeu ! J.-D. Causse le note avec justesse :

L’économie du don ne suppose pas un surcroît d’effort, mais tout au contraire, et paradoxalement, un profond geste de démaîtrise […] elle réorganise le « donner » en fonction d’un pur « recevoir » et qui fait ainsi advenir un acte à l’écart de tout effort.

La règle et le don : à conjuguer.

On se rend bien compte que se laisser aller à cette pure logique du don ne nous sera ni facile ni donné d’emblée… c’est probablement le travail de toute une vie…

J.-D. Causse, avec Ricoeur, montre qu’il n’y a pas opposition de la règle de réciprocité et de la surabondance du don :

A l’intérieur d’une réciprocité donner-recevoir, la surabondance inscrit une autre possibilité qui est de suspendre la juste mesure pour laisser place à ce qui excède toute mesure. […] la logique du don ne doit pas à son tour annuler d’aucune façon le quotidien des rapports humains et les exigences de la justice formalisées par l’exemplaire Règle d’or.

Nous pouvons donc continuer nos gestes quotidiens « réglés » sur le commandement d’amour, tout en travaillant à nous ouvrir à la surabondance du don. Continuons de vouloir le bien tout en cherchant à nous dégager de la logique « comptable » que nous mettons souvent à l’œuvre dans nos gestes.

Nous préciserons demain comment nous ouvrir à ce « laisser agir » qui vient s’ajouter à notre « agir » éthique…

D’ici là, je vous souhaite une belle journée

Cécile

Mercredi 2 novembre

Le don procède donc d’une règle éthique, mais vise le dépassement de cette règle pour atteindre la « surabondance » décrite par Ricoeur…

« Donne comme il t’a été donné » peut être le mot d’ordre : aussi en Christ, nous avons reçu de quoi aimer non seulement notre prochain, mais aussi nos ennemis. Cela pose la question suivante : sommes-nous appelés en Christ à devenirs d’héroïques martyrs ? le don est-il synonyme de sacrifice de soi ?

J.-D. Causse explique que non, cela ne reviendrait pas à dépasser la loi comme Paul a bien compris que tel était le message du Christ, mais simplement à imposer une loi plus rigide encore. Pour J.-D. Causse, il faut bien comprendre que la surabondance du don ne provient pas de la loi mais de la grâce :

Le don n’est donc pas surcroît d’effort, mais « laisser aller vers un autre ce que l’on a reçu », c’est-à-dire laisser travailler en soi la puissance subjective du don et la laisser produire des fruits possibles.

Concrètement, cela signifie inverser le sens de nos actes du « donner » au « recevoir », la « capacité de puiser son acte dans le pouvoir d’être qu’offre le pur recevoir du don » :

L’acte de la surabondance n’exige pas de se centrer sur une exigence plus forte ; elle est un effet possible d’un recentrage de l’existence autour d’un don premier et inaugural qui n’exige rien en retour, pas même qu’on l’offre à un autre. En laissant travailler en soi ce don, en y revenant sans cesse, peut s’opérer une donation qui vient de l’amont de notre vie et qui va plus loin que nous (J.-D Causse).

C’est ainsi de cette logique que procède le pardon : le pardon ne consiste pas à « faire » mais bien à « laisser agir en soi » ce qui ne vient pas de soi, nous dit J.-D. Causse.

Nous devons donc premièrement nous départir de l’idée de mérite et agir en confiance dans la grâce et la miséricorde de Dieu :

Jésus en croix, figure innocente, ne pardonne pas lui-même à ses exécuteurs, mais il prie son Père de leur pardonner, c’est-à-dire d’être en lui, à travers lui, puissance du pardon. Ce n’est pas Jésus qui pardonne, mais son Père qui pardonne en lui. (J.-D. Causse)

Nous qui sommes de la tradition des Réformateurs, nous pouvons prendre à notre compte ce qu’en dit Pierre Bühler, cité par J.-D Causse :

Pour les Réformateurs, l’image de Dieu est pour l’essentiel détruite par le péché originel, et il n’est donc pas possible de faire appel à l’être humain pour qu’il lutte par ses propres moyens, par sa propre volonté, contre le mal en lui. La délivrance ne pourra s’opérer que par la grâce divine seule (P. Bühler).

C’est donc en ayant conscience de nos limites et en agissant non en super-héros de la foi (et de la loi) que nous parviendrons, avec beaucoup d’humilité et de confiance, à agir au-delà de l’échange et de la réciprocité pour atteindre le pur don. Car en effet, rappelle J.-D Causse, le péché c’est la réussite du serpent qui « fait croire que l’humain ne devient vraiment lui-même qu’en étant la cause de lui-même, c’est-à-dire aussi en trouvant en lui-même le pouvoir de parler et d’agir ».

Il s’agit donc d’abord d’un chemin de prise de conscience et de repentance pour tous nos actes commis sans Dieu au nom de notre indépendance et de notre propre pouvoir d’agir… et pour cela nous devons déjà accepter en nous l’amour et la grâce de Dieu, accepter d’être sauvés, accepter d’être les bénéficiaires d’un pur don qui ne demande rien en retour…

L’agapè est un don, un recevoir qui est et demeure pour l’être humain sur un mode uniquement passif. Simplement nous avons à conjuguer passivité et activité de l’agir dans le sens développé ici : l’éthique se tient dans le cadre prescrit par la Règle d’or qui est un sommet de l’action soucieuse de la justice. La surabondance quant à elle, se trouve référée non à un supplément d’effort, mais à un don reçu dont l’être humain peut faire l’assise de son existence.

Reste à savoir dans quelle mesure le don peut-il vraiment sortir de la logique de l’échange… Pouvons-nous vraiment donner sans reprendre ? J.-D. Causse donne l’exemple parlant suivant :

Même si nous nous trouvons bénéficiaire d’un acte qui se déclare du pur pardon, celui-ci peut toujours nous apparaître comme engendrant une dette. Loin de délivrer, le pardon qui ne réclame rien peut construire la culpabilité et le sentiment d’être débiteur à l’infini.

Je vous laisse avec cet épineux problème, et nous y répondrons demain avec J.-D Causse…

N’en passez pas moins une très belle journée

Cécile

Jeudi 3 novembre

Bonjour,

Nous avons donc vu que le don nous échappe, que nous ne pouvons pas par nous-mêmes être certains de sortir de la logique de l’échange… En faisant le bien, il est possible que nous nous trompions, ou encore que la personne objet de notre don en conçoive de la culpabilité, se sente endettée, etc.

Pour répondre à cette insoluble réversibilité de l’acte du don qui peut si facilement devenir poison, J.-D Causse reprend la philosophie du don de Jacques Derrida qui pose au centre de son questionnement l’interrogation : quelles sont les conditions nécessaires pour que le don soit authentique ?

A l’insu de l’homme

Nous en venons au verset cité en exergue de la chronique de cette semaine : pour que le don soit authentique, il faut qu’il soit fait à l’insu de la personne qui l’opère et de la personne qui le reçoit…

Une opération de soustraction qui est de retirer le geste du champ du regard. Son lieu n’est pas dès lors la spécularité, mais l’invisible du secret. La formule paradigmatique en est, selon l’éthique matthéenne, que « la main gauche ne sait pas ce que donne la main droite » (Mt 6, 3)

Ce n’est donc pas uniquement la personne qui reçoit, mais aussi la personne qui donne qui doivent toutes deux ne pas avoir conscience de la relation de don… J.-D. Causse résume, et s’il ne fallait retenir qu’une chose cette semaine, ce serait cette phrase :

L’éthique du don n’est pas oubli de soi, au sens sacrificiel du terme, mais opération à l’insu du sujet dans l’acte même de la donation.

Jacques Derrida a développé cette idée à partir du concept de « non-savoir » : comment calculer ce que l’on ne sait pas avoir donné, et ce dont on ne connaît même pas le prix ? Donner à son insu annule la logique d’échange!

Sous le regard de Dieu

Ce n’est pas pour autant que nous devons renoncer à nos gestes de dons: ils n’en deviennent pas vains, car nous plaçons en Dieu notre confiance : il saura voir… Nous devons donc continuer à appliquer de bon cœur la règle d’or, tout en sachant que dans le partage, la réciprocité, le don ultime ne pourra être opéré que par Dieu, dans le secret.

Nous ne saurons donc jamais vraiment quand est-ce que nous avons réellement donné, ni quand et de qui nous avons reçu… et nous ne devons pas chercher à le savoir :

Nous pouvons conserver la mémoire de paroles et de gestes qui engagent notre responsabilité, mais il est déclaré que le Père voit ailleurs. Il voit ce que nous ne savons pas avoir fait et dont nous ne pouvons pas nous prévaloir ni devant nous-mêmes ni devant les autres, ni devant Dieu. (J.-D Causse)

Mais alors… comment savoir si nous faisons le bien ?

Le don le plus précieux aux yeux de Dieu se fera donc à notre insu… c’est frustrant de se dire que nous ne saurons jamais si nos gestes et nos actes ont été sources d’un don authentique.

J.-D. Causse nous rassure : le don n’est pas sans effets, et ceux-ci sont parfois repérables après coup :

Modification d’un comportement, réorientation de points de vue sur Dieu, sur soi ou sur le monde, mise en place de projets, etc. Le don ne peut être reconnu que par la trace de son passage. (J.-D. Causse)

Sur le plan concret, nous pouvons donc articuler l’éthique : gestes volontaires pour notre prochain et un geste « supra-éthique » qui nous échappera, qui appartient à la seule grâce de Dieu, mais dont pourrons constater, parfois avec étonnement, les traces dans nos existences. Entre ces deux actes (le nôtre et celui de Dieu en Christ) se trouve ce que nous nommons l’agapè… notion sur laquelle nous reviendrons demain

Belle journée à vous

Cécile

Vendredi 4 novembre

Bonjour,

Pour cette dernière journée de la semaine, je vous propose de parler d’amour, mais pas de n’importe quelle forme d’amour, celle que nous nommons agapè.

L’agapè conjugue, sur la base du don que nous avons analysé les jours précédents, activité et passivité…

Importance de l’agir

Ce que nous avons nommé la Règle d’or à partir de « aime ton prochain comme toi-même » n’est en aucun cas annulée sous prétexte que le véritable don vient de la grâce de Dieu seul :

Elle (la règle d’or) est nécessaire au vivre-ensemble, et même vitale, pour autant que reste ouverte la possibilité d’un acte dans la conscience propre est de laisser agir en soi le don reçu.

Nous pouvons- devons- agir, mais toujours en sachant qu’une grande partie, disons même la partie essentielle, de nos actes nous échappent : remettons-les à Dieu…

Paul nous dit dans ce sens que le péché est de vouloir conquérir soi-même la valeur des choses au lieu d’accepter de la recevoir par la foi : le sola fide qui sera cher à la Réforme va dans le sens de cet abandon nécessaire pour réaliser le don authentique.

Paul n’en n’annule pas la loi, qui est positive si on ne l’utilise pas pour se prévaloir ou pour enfermer Dieu dans ses limites « légales » : c’est dans l’amour qu’elle trouvera son accomplissement (Rm 11). Luther l’a formulé autrement mais de manière similaire : seul celui qui est libre dans la foi peut devenir serviteur du prochain dans l’amour explique-t-il dans Traité de la liberté chrétienne.

La loi dans la foi

Aussi, la loi n’est pas abolie, mais remise à sa juste place, interne à la foi : « autrement dit, il y a une loi de l’Esprit qui intervient par débordement du registre de la loi ». Il faut donc laisser agir en soi la foi… c’est ce que Paul veut dire lorsqu’il dit « Christ vit en moi » : laissons-le agir en nous… c’est-a-dire que chacun de nos gestes peut être remis en confiance à l’agir du Christ en nous, à travers nous, au-delà de nous…

Cela ne diminue pas l’importance des « œuvres », bien au contraire, mais c’est avoir conscience que les fruits que nos œuvres porteront nous sont inconnu, et ne dépendent pas de nous, mais de la grâce de Dieu :

C’est en demeurant fidèle au cadre qui permet de vivre ensemble que peut surgir, dans l’instant de la foi, un improbable acte, en excès de l’éthique, dont la non-maîtrise est la marque décisive. L’accomplissement de la loi consiste en ce moment où le sujet cesse de vouloir accomplir la loi pour laisser accomplir en lui ce qui ne vient pas de lui parce qu’il l’a reçu. (J. -D. Causse).

Il s’agit donc de ne pas se décourager dans nos « œuvres », mais surtout, en humilité et confiance, remettre nos actes à la grâce de Dieu Père, Fils et Esprit :

L’être humain placé sous le signe d’une grâce et qui n’a plus à justifier son existence se trouve redonné à lui-même et à sa tâche dans le monde. Il habite l’espace éthique commun, dessiné par la Règle d’or, mais sans que celui-ci fonctionne désormais comme lieu de la réalisation de soi par soi. (J.-D. Causse).

L’amour, l’agapè.

L’amour de Dieu est premier, il nous définit et agit en nous… il ne s’agit donc pas de nous oublier dans l’acte éthique du don. Au contraire, c’est aussi dans l’amour de nous-même, un amour reconfiguré par la foi, que se trouve la possibilité de nos actes dans la logique de la surabondance. Nous pouvons aimer en nous le don reçu dans la foi : c’est ce qu’il faut nommer agapè :

L’amour de soi consiste à aimer en soi le sujet constitué par la grâce de Dieu et non pas seulement l’image de soi-même qui est support de ses identifications et de ses actes. Autrement dit, il est question ici d’aimer en soi ce qui ne vient pas de soi et qui est pourtant l’intime de l’intime […] La foi agit par l’amour qui est amour de soi si l’on entend que le sujet aime en lui le Christ qui vit en lui et qui, en son extériorité même, constitue son être intime authentique (J. D. Causse)

Je souhaiterais beaucoup partager avec vous la suite du raisonnement de J.-D. Causse, mais la semaine touche à sa fin. Il me semble avoir rendu l’essentiel de son texte que je vous invite à découvrir.

Créatures humaines aimées de Dieu, agissons en conscience tout en nous laissant travailler dans l’humilité et la confiance par l’amour dont Dieu nous aime en Christ et qu’il opère dans nos vies par l’Esprit… et pour conclure, voici les derniers mots de J.-D. Causse dans son ouvrage :

Il y a […] à articuler sans cesse un lieu de l’éthique qui relève d’une procédure délibérante au cœur même de la contingence, et un geste qui relève d’un acte singulier qui est l’agir persévérant d’un Autre en soir dans une dynamique interne à la foi. L’agapè n’a de sens que dans son articulation avec l’éthique et ses enjeux, mais elle reste en excès. Elle ne peut venir qu’en surcroît, toujours et seulement dans l’instant d’un geste… (J. D. Causse).

Sur ces belles paroles qui j’espère nourriront votre foi, je vous souhaite un très beau week-end

Cécile

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