« Connais-toi toi-même »

Culte du 31 août 2025 à Travers

Prédication – G. Klauser

Nous voici aujourd’hui devant un passage d’évangile un peu difficile à entendre. Jésus, le Christ, qui semble livrer un jugement définitif sur deux personnes aux attitudes différentes. L’un serait bon devant Dieu, l’autre ne le serait pas. Nos sensibilités d’aujourd’hui ont vite fait de porter un jugement moral sur ces deux hommes, l’un bon, l’autre mauvais. Un orgueilleux qui prie debout et à haute voix, et un homme plein d’humilité qui demande pardon. Moralement, il semble tout à fait justifié que Dieu préfère l’humble à l’orgueilleux.

En réalité, l’enseignement de Jésus n’est pas d’abord moral et son intérêt se situe ailleurs. Car celui que l’on pourrait prendre pour un orgueilleux n’est rien d’autre, à l’époque de Jésus, qu’un excellent croyant. Il fait partie d’un groupe d’érudits, il connaît très bien les textes religieux. Se tenir debout pour prier n’est pas non plus si étrange, c’est même la manière principale de prier dans le judaïsme, du temps de Jésus comme aujourd’hui. Concernant ce qu’on pourrait appeler un « étalage » de pratiques religieuses, ses jeûnes deux fois par semaine et ses dons d’argent, là encore, rien d’extraordinaire, cela faisait partie des pratiques courantes d’un « bon croyant ».

Que dire de l’autre homme ? Celui qu’on appelle parfois « Publicain » et qui pourrait nous sembler, à première vue, un homme tout humble, est en fait la caricature du mauvais homme. Sa fonction le définit tout entier : il est collecteur d’impôts. Un métier qui était bien pire que n’importe quel autre, car le collecteur prélevait l’impôt pour l’occupant romain. Pour un Juif du temps de Jésus, la terre sainte était souillée par les romains qui occupaient le territoire. Une terrible traîtrise, donc, qui excluait cet homme de la société civile et religieuse.

Deux hommes, deux vies. La logique voudrait que Jésus félicite celui qui fait preuve d’une profonde vie de foi. Mais la chose étrange est que Jésus désavoue celui qui semble faire tout juste, le spécialiste de la loi, et glorifie celui qui est présenté comme un mauvais croyant.

Nous avons donc deux figures très différentes qui pourtant partagent une même recherche, celle de l’amour de Dieu. Ainsi, par la prière, ils créent un dialogue avec lui. Tout du moins en apparence pour le pharisien, le spécialiste de la loi. Car il commence, d’une très jolie façon d’ailleurs, par remercier Dieu. « Je te remercie, mon Dieu ». Mais très vite il dérape : « Je te remercie que je ne suis pas comme les autres, moi qui jeûne deux fois la semaine et donne la dîme de tous mes revenus ». Ainsi on peut se poser la question : est-ce vraiment Dieu qu’il remercie, ou lui-même pour se féliciter de ses bonnes pratiques ? Il cherche à établir le contact avec Dieu, mais laisse-t-il à Dieu la place, l’espace nécessaire ? Son discours ressemble plus à un monologue qu’à une véritable relation, car un dialogue nécessite l’écoute de l’autre et une connaissance de soi, de la place qu’on occupe vraiment. Cet homme, sous couvert de religiosité, est en fait coupé de Dieu et des autres. Cet homme veut prier Dieu, mais le voilà isolé de tout et centré sur lui-même.

Le collecteur d’impôt, l’autre homme, est, quant à lui, placé dans le récit comme l’exact opposé du spécialiste de la loi. Il n’est de loin pas parfait, mais s’en rend compte et porte sur lui-même et sur sa vie un regard honnête. C’est cette honnêteté sur sa personne qui lui permet d’installer avec Dieu une relation dans la foi. Ce personnage a fait un travail sur lui-même probablement douloureux, difficile. Mais le voilà au clair sur qui il est vraiment.

A peine le tableau dressé et ces deux hommes présentés que nous ressortons du récit. C’est le moment pour Jésus de porter un regard sur ces deux hommes et de commenter la situation avec des termes tout à fait juridiques : nous sommes dans le cadre d’un tribunal et ces deux hommes sont à la place des accusés. Un juge, Dieu, dont Jésus se fait le porte-parole. « Eh bien, je vous le dis », dit Jésus, « c’est celui-ci qui redescendit chez lui justifié, plutôt que celui-là ». Le jugement tombe et donne le collecteur d’impôt acquitté. L’erreur serait de faire dire au texte ce qu’il ne dit pas. Rien ne condamne explicitement le pharisien, le spécialiste de la loi. Le texte dit seulement que le collecteur d’impôts s’en tire mieux.

Si le collecteur d’impôts se trouve élevé, s’il passe de « personne infréquentable » à « créature aimée et acceptée », le texte ne dit pas que cette élévation ne concernera jamais le spécialiste de la loi. Le chemin est encore possible pour lui. Ici au Vallon, nous le savons plus qu’ailleurs : difficile d’être élevé si on est déjà en haut de la montagne. Le spécialiste de la loi va devoir faire un travail sur lui, descendre un peu, même si ça lui est désagréable. Il va devoir renouer le contact avec Dieu et surtout avec les autres, ces gens qu’il méprise profondément. Cela va lui demander de se regarder lui-même de manière bien plus vraie et authentique. Un travail difficile, mais qui en vaut la peine : rien ne dit qu’il est condamné d’avance, rien ne dit que le chemin d’élévation lui est définitivement barré, que le télésiège de la Robella lui est interdit à jamais.

Voilà la bonne nouvelle de ce texte. Ce qui, en nous, nous coupe de Dieu et des autres, toutes ces choses qui font de nous des spécialistes de la loi sûrs de nous, tout cela est amené à être transformé. C’est par un chemin de vérité sur lui-même, sur sa véritable place dans le monde et devant Dieu que le collecteur d’impôts se voit révéler l’amour de Dieu pour lui. C’est par ce même chemin de vérité sur ma vie, même si cela m’abaisse, que je peux découvrir à sa juste valeur le don immense que Dieu me fait.

Le chemin du collecteur d’impôt, peut-être bientôt suivi du spécialiste de la loi, peut devenir notre chemin. S’abaisser, ce n’est pas s’humilier, c’est descendre en nous-mêmes et accepter de faire un travail de vérité sur sa vie et sa personne, pour être à la juste place face à Dieu et aux autres. S’abaisser, c’est faire de la place, évacuer nos égoïsmes pour que Dieu puisse se frayer un chemin. S’abaisser, c’est redécouvrir toujours à nouveau la beauté de Dieu dans le visage de l’autre. S’abaisser, c’est, malgré toutes nos imperfections, oser la relation de confiance avec Dieu, comme le collecteur d’impôts qui fait de Dieu « son Dieu », celui qui le regarde et l’aime tel qu’il est et malgré tout.

Amen