Être ce que Dieu veut… et mettre le feu au monde

Culte du dimanche 17 août à Saint-Sulpice

Echange de chaires

Lectures : Jérémie 38, 4-10 ; Hébreux 12, 1-4 ; Luc 12, 49-53

Prédication

De Hyonou Paik

Ce feu dont parle Jésus n’est pas une simple étincelle d’enthousiasme religieux ou un élan de ferveur passagère. Il ne s’agit pas non plus d’un progrès moral ou d’une réforme sociale, aussi utile soit-elle. Luc nous laisse entendre qu’il s’agit d’un feu qui purifie, qui juge en mettant en lumière ce qui est injuste, qui éclaire nos chemins obscurs et qui réchauffe les cœurs découragés. C’est le feu de l’Esprit Saint, allumé par l’œuvre que Dieu accomplit en Jésus-Christ. Par sa vie, sa mort et sa résurrection, Dieu libère l’humanité de la prétention à se sauver elle-même, et de l’illusion de pouvoir tout maîtriser par ses propres

 forces. Ce feu est libération, mais aussi appel à discerner, avec lucidité et courage, ce qui, dans nos vies, a besoin d’être purifié, guéri et renouvelé. Jésus parle aussi d’un « baptême » : une image de sa Passion, de cette plongée totale dans la souffrance et la mort, qu’il doit traverser au prix d’une profonde angoisse. Ce feu et ce baptême ne sont pas séparés : c’est au cœur même de la croix, dans l’obscurité la plus totale, que jaillit le feu lumineux de l’Esprit et de la victoire pascale.

Avec la croix et la résurrection, l’histoire de la création se divise : il y a le monde ancien, marqué par les réalités qui brisent et qui font mourir, et le monde nouveau déjà inauguré par le Christ. Nous vivons dans un temps d’entre-deux : la victoire de la vie sur la mort est acquise, mais pas encore pleinement visible. Le Règne de Dieu est déjà là, comme une semence qui pousse en silence, mais seule la foi en devine les signes et en goûte les prémices.

Il y a quelques années, notre filleul est venu nous rendre visite, apportant avec lui quelques figurines Star Wars en Lego, pour la joie de ma femme, grande fan de la saga. Ravie, elle a sorti ses nombreuses figurines pour les lui prêter. Comme elle devait s’absenter un moment et que je cherchais un peu de calme, j’ai proposé à notre filleul un jeu : démonter les figurines, mélanger les pièces et les remonter. Il a accepté avec enthousiasme. J’ai donc commencé à défaire allègrément les Lego, amusé à l’idée de le lancer dans ce petit défi et certain que cela m’offrirait un moment de tranquillité. C’est alors que ma femme est revenue, et elle nous dit : « Oh là là, vous n’arriverez pas à reconstruire ce genre de pièces sans plan détaillé… et en plus, vous avez tout mélangé ! » Je pensais que ce ne serait pas si difficile, mais quelques tentatives m’ont vite prouvé le contraire. Incapable de reconstituer ne serait-ce qu’un personnage ou le petit vaisseau spatial – tout prenait une allure étrange –, je les ai laissés, un peu dépité, et suis allé m’installer dans un fauteuil… où je me suis endormi. A mon réveil, je les ai trouvés en train de jouer avec les Lego, désormais entièrement remontés : chaque tête avec la bonne coiffure ou le bon casque, chaque vaisseau dans sa forme originale. Il leur avait fallu une bonne dose de patience et de mémoire pour retrouver la juste place de chaque pièce.

Ce tas de pièces de Lego, devant lequel j’étais complètement désemparé après mes vaines tentatives, me fait penser à notre monde : tout ce que Dieu a créé est là, beau et bon, mais notre regard ne perçoit pas toujours la juste place des choses. Parfois, nous les bousculons, même avec les meilleures intentions. Dans cet entre-deux, seule la foi nous permet de discerner que Dieu, avec la patience d’un artisan, est en train de remettre toutes choses à leur juste place, pour que sa création retrouve sa cohérence et sa beauté premières.

Jésus surprend : « Pensez-vous que je sois venu apporter la paix ? Non… mais la division. » Il ne romantise pas le conflit, il ne le cherche pas pour lui-même, mais il sait que la fidélité au Royaume provoque inévitablement des tensions. Pourquoi ? Parce que ce feu révèle les priorités réelles de nos vies, et démasque ce qui s’oppose à la paix véritable. Lorsque la lumière du Christ brille, elle met en évidence nos attachements, parfois contraires à l’Evangile. L’évangéliste Luc reprend ici les paroles du prophète Michée : parfois, même les liens familiaux les plus forts sont mis à l’épreuve lorsque l’Evangile appelle à un choix de fidélité et de vérité. Le Christ ne prescrit pas ces ruptures, mais il les accompagne, il soutient ceux qui en souffrent, et il promet que rien ne pourra séparer de l’amour de Dieu ceux qui lui appartiennent.

En contraste avec cette vraie paix, il nous met aussi en garde contre une fausse paix : celle qui consiste à éviter toute tension en acceptant que les injustices perdurent, celle qui préfère un fragile équilibre des forces à la vérité, ou encore la domination tranquille des uns sur les autres, comme si rien ne pouvait changer. La paix de Dieu, elle, n’est pas un compromis. Elle transforme les relations, purifie les valeurs, et oriente justice, liberté, égalité et solidarité vers leur accomplissement parfait dans le Règne.

Quel est le feu qui brûle dans vos cœurs aujourd’hui ? Est-ce un feu qui vous pousse à prier, même lorsque les mots vous manquent ? A poser un acte de réconciliation difficile, même au prix de votre confort ? A vous engager pour plus de justice ou de vérité, même si cela suscite l’incompréhension ? On entend souvent attribuer à Catherine de Sienne, mystique italienne du 14e siècle, cette phrase : « Deviens ce que Dieu veut que tu sois, et tu mettras le feu au monde »[1].

Le Christ allume en nous un feu qui purifie, éclaire et réchauffe. Ce feu s’oppose à toute fatalité, il ranime l’espérance et nous pousse à marcher ensemble vers la paix véritable de Dieu. Même si notre Eglise, ici, devient de plus en plus petite et fragile, elle ne peut pas abandonner la mission reçue de garder vivant ce feu de Dieu et de le transmettre avec fidélité et joie. Puisse l’Esprit Saint entretenir ce feu en nous, pour que nous soyons, ensemble, signes vivants du Règne qui vient.


[1] Une paraphrase d’une lettre que Catherine a écrite en 1379 à Stefano di Corrado Maconi. L’original disait plutôt : « Si tu es ce que tu dois être, tu mettras le feu à toute l’Italie… et pas seulement là-bas: »