Histoire de fou

C’est une histoire de fou que nous livre l’évangile de ce matin : une parabole de Jésus qui met en lumière un homme qui, pour riche et organisé comme il est décrit, n’en est pas moins déclaré fou. 

D’une folie sans appel, d’une absence du plus petit bon sens : constat avec lequel nous tombons facilement d’accords, parce que c’est Jésus qui le dit, mais surtout parce qu’à la fin, cet homme meurt. Comme si sa mort était le fait et la preuve de sa sottise. 

Et cet homme-là disparaissant, et avec lui son blé, ses granges et ses greniers, nous pensons qu’il emporte avec lui sa folie.

Quand Jésus raconte cette parabole, il fait écho à deux héritiers embrouillés dans un partage de succession. 

Donc des gens qui intègrent parfaitement le fait qu’on hérite des biens d’un défunt : de son blé, de ses granges et de ses greniers. Mais Jésus suggèrerait-t-il aussi, et c’est plus embêtant, qu’on hérite de sa folie.

On peut facilement compter les sacs de blés, évaluer le volume des granges et la capacité des greniers, mais pour ce qui est de la folie, c’est plus subtil. Et peut alors se poser la question : en quoi l’homme de la parabole est-il fou ?

Fou d’être déjà riche et d’avoir fait, en plus, une bonne récolte. Certes non. En soi, une bonne récolte serait même à regarder comme une bénédiction.

Fou de prévoir de nouveaux greniers et de nouvelles granges. Mais non, c’est ici plutôt le signe d’une gestion intelligente. Laisser le grain sur la rue, faute de place où le mettre, aurait été pour le coup d’une belle stupidité.

Fou enfin de vouloir se retirer et profiter de ce que nous appelons la retraite. Franchement, l’âge venant, il est légitime de décrocher de certains travaux ; et notre société qui organise le système de retraite que nous connaissons n’est en cela pas folle du tout.

Fou alors de mourir aussi abruptement, juste au moment de prendre sa retraite. Mais celui-ci n’y est pour rien, et de ceux et celles que, comme lui, nous avons enterrés au même âge, qu’en avons-nous pensé ? Que c’était triste, que c’était injuste ; éventuellement nous sommes-nous rappelé de la fragilité de l’existence et d’autres choses encore, mais de folie là-dedans, non, cela n’a rien à voir.

Cette parabole est certainement là aussi pour nous sortir d’une certaine idée de la mort qui viendrait en punition. Parce qu’ici, rien ne permet de dire que Dieu, excédé par ce comportement, se soit décidé à mettre soudainement terme à l’existence de ce riche-là.

Dans cette parabole, et elle le formule très bien, l’âme de cet homme est redemandée, rappelée, sans qu’on ne puisse établir aucun lien de cause à effet. Cette mort-là reste un mystère comme d’autres une question sans réponse.

Non, cet homme-là ne meurt pas de sa sottise ; parce que la sottise en elle-même n’est pas une cause de décès. Et à y réfléchir heureusement !

Mourait-il alors d’avoir oublié de rendre grâce à Dieu pour sa bonne récolte ?  Ou de ne pas avoir payé correctement ses ouvriers agricoles ? Mais ces hypothèses ne reposent sur rien ; rien d’autre que notre propension à idolâtrer un dieu vengeur pour notre compte, exécuteur de notre propre justice. 

Mais tant qu’à faire, supposons aussi que cet homme s’était dispensé de déposer et de faire sanctionner les plans de ses nouvelles constructions : et donc le voilà foudroyé dans la nuit. On ne badine pas avec le règlement du cadastre. Tonnerre !

Et nous en avons à foisons, de ces mauvaise raisons, de ces explications foireuses qui dans les drames et les déconvenues de nos existences nous enfoncent dans l’impasse du « qu’est-ce que j’ai fait au bon dieu ».

La folie de l’homme de la parabole ne réside pas dans ce qu’il a fait ou n’a pas fait, mais dans ce qu’il dit. Plus précisément dans ce qu’il se dit parce que le texte est redoutable de précisions pour poser ses phrases. C’est à lui-même que cet homme-là les adresse, et à la première personne : la sienne.

« J’ai fait une bonne récolte », c’est moi qui l’ai faite, comme si la terre et tout ce qui fait que se lève et mûrisse le blé dépendait de son bon vouloir. « Je vais abattre mes greniers et mes granges pour en construire de plus grands». Comme ça tout seul comme un grand sans l’aide de personne, un bâtiment de la taille d’une grange : fameux bricoleur.

« Et je vais y serrer toute ma récolte et tous mes biens » Le texte de Luc utilise ici le mot de fruits, dans son sens premier. Comme si l’homme se mettait à considérer que les sacs de grains avaient surgi de ses doigts, telles les bananes au sommet du bananier.

Enfin c’est à son âme que cet homme parle : « mon âme tu as beaucoup de biens en réserve, repose-toi, mange, bois, réjouis-toi ». C’est une tournure de style, soit, mais une tournure qui pointe que celui-ci, se parlant à lui-même, n’est plus tout seul dans sa tête. 

Sa tête à lui, et c’est malheureusement le dernier endroit où il a quelqu’un à qui parler. Son monologue est construit de sorte à ce que nous constations qu’il n’a plus de vis-à-vis, parce que, follement présent à ses biens, il en a exclu les autres.

Personne avec qui partager sa récolte, et personne pour qui être là, personne à qui penser, personne à qui dire je t’aime ou merci, même plus à Dieu puisqu’il l’a remplacé par ses greniers devenus garants de son existence. 

Mais quelle existence : celle où se parlant tout seul, on arpente son grenier et on sympathise avec la porte de sa grange ? Soit une vie où les choses ont gagné !

La relation avec les êtres est la richesse de la vie : une richesse qui ne s’entrepose pas comme d’inertes sacs de grains mais qui tend vers le partage. Dieu depuis qu’il se révèle propose sa relation aux êtres humains ; et pour ce faire il les invite à être en relation entre eux. Mais jamais dans une relation qui consiste à tirer profit de l’autre, à exiger le maximum de ce qui est exigible.

Dieu attend autre chose : autre chose que le prophète Esaïe avait perçue. En guise de ce qu’Esaïe appelle un jeûne, c’est-à-dire un acte de piété personnelle, de repentance aussi, Dieu nous suggère cette prophétie que, tournés vers les autres, nous les rendions libres. Détacher les chaînes, dénouer les entraves, ôter les contraintes de toutes sortes, tout cela c’est rendre leur vie meilleure ; et la nôtre aussi, parce ce qui leur pèse nous pèse en fait autant. Le partage, la solidarité permettent cela, parce qu’on n’est pas libre tout seul. Nos biens n’ont de sens que s’ils peuvent servir à la vie.

Alors une histoire de fou, un programme insensé que ce grand vide-grenier ? C’est possible ; mais follement lumineux, vraiment juste et bon comme le repas du Seigneur qui nous attend. Alors oui : une histoire de fou dont nous pouvons faire une histoire d’amour fou. Parce que je crois que c’en est bien une !

(prédication du 24.07.2022 au temple du Locle / yal)

Textes bibliques :

Esaïe, chapitre 58, versets 6 à 10 (version NBS) 

6 Voici le genre de jeûne que je préconise: détacher les chaînes dues à la méchanceté, dénouer les liens de l’esclavage, renvoyer libres ceux qu’on maltraite. Mettez fin aux contraintes de toute sorte! 7 Partage ton pain avec celui qui a faim et fais entrer chez toi les pauvres sans foyer! Quand tu vois un homme nu, couvre-le! Ne cherche pas à éviter celui qui est fait de la même chair que toi! 8 Alors ta lumière jaillira comme l’aurore et ta restauration progressera rapidement, ta justice marchera devant toi et la gloire de l’Eternel sera ton arrière-garde. 9 Alors tu appelleras et l’Eternel répondra, tu crieras et il dira: «Me voici!» Oui, si tu éloignes du milieu de toi la contrainte, les gestes menaçants et les paroles mauvaises, 10 si tu partages tes propres ressources avec celui qui a faim, si tu réponds aux besoins de l’opprimé, ta lumière surgira au milieu des ténèbres et ton obscurité sera pareille à la clarté de midi. 

Evangile selon Luc, chapitre 12, versets 13 à 21 (version NBS)

13 Du milieu de la foule, quelqu’un dit à Jésus: «Maître, dis à mon frère de partager notre héritage avec moi.» 14 Jésus lui répondit: «Qui m’a établi pour être votre juge ou pour faire vos partages?» 15 Puis il leur dit: «Gardez-vous avec soin de toute soif de posséder, car la vie d’un homme ne dépend pas de ses biens, même s’il est dans l’abondance.» 16 Il leur dit cette parabole: «Les terres d’un homme riche avaient beaucoup rapporté. 17 Il raisonnait en lui-même, disant: ‘Que vais-je faire? En effet, je n’ai pas de place pour rentrer ma récolte. 18 Voici ce que je vais faire, se dit-il: j’abattrai mes greniers, j’en construirai de plus grands, j’y amasserai toute ma récolte et tous mes biens, 19 et je dirai à mon âme: Mon âme, tu as beaucoup de biens en réserve pour de nombreuses années; repose-toi, mange, bois et réjouis-toi.’ 20 Mais Dieu lui dit: ‘Homme dépourvu de bon sens! Cette nuit même, ton âme te sera redemandée, et ce que tu as préparé, pour qui cela sera-t-il?’ 21 Voilà quelle est la situation de celui qui amasse des trésors pour lui-même et qui n’est pas riche pour Dieu.»