Lazare et le riche (Luc 16 ; 19 à 31)

prédication du 9.10.2022 au Temple du Locle

Certainement avez-vous déjà assisté à ces pièces de théâtre où des personnages aux caractères très typés évoluent dans une vaste pièce flanquée à gauche et à droite de portes qui donnent sur la chambre de madame, le bureau de monsieur ou encore l’office de la bonne. 

Si ces portes claquent à l’occasion, et pour notre plus grand divertissement, personne lors de la représentation n’a l’idée d’aller vérifier à quoi ressemblent la chambre de madame, le bureau de monsieur ou encore l’office de la bonne ; parce que chacun sait que ces portes sont des éléments de décors et débouchent en fait sur les coulisses : des endroits qui n’ont aucun intérêt pour la compréhension de la pièce que se joue devant nous.

De même, le texte de ce matin, lui aussi, fait référence à des lieux derrière les portes de l’existence humaine. Ce que nous convenons d’appeler l’autre côté du miroir, et qui aiguise depuis longtemps la curiosité des vivants qui se demandent ce qui se passe derrière la mort.

Alors nous avons le choix de recevoir ce texte de deux façons : soit en tentant de comprendre ce qui s’y joue, soit de nous précipiter dans les coulisses de l’au-delà, considérant que, par ce que Jésus vient de dire, il nous en révèle la cartographie et le fonctionnement.

Le risque est grand de nous y perdre parce que Jésus ne fait pas ici la révélation de ce qui se passe après la mort : l’idée du jugement des âmes est bien plus archaïque, son mécanisme post-mortem de récompense des bons et de punition des mauvais est ancré dans les esprits depuis au moins l’Egypte ancienne qui connaissait déjà des histoires similaires. Ainsi y voyait-on Osiris peser les âmes des défunts au moyen d’une balance et les accueillir ou non grâce au contrepoids d’une plume.

Ces récits, avec retournement de situation où le vertueux pauvre et récompensé tandis que le mauvais riche puni, on les retrouve ailleurs. Poussés dans leur propre logique, ils conduisent à promettre aux exploités et aux miséreux du moment, s’ils acceptent leur sort, une récompense dans l’au-delà. 

Voltaire en résume cyniquement la finalité : « Il est fort bon de faire accroire aux gens… qu’il y a un Dieu vengeur qui punira mes paysans s’ils veulent me voler mon blé » écrit-il dans sa correspondance. 

Ce sont en fait des histoires universelles qui se jouent dans un décor conventionnel, et qui finalement ne dérangent personne parce qu’elles assurent la stabilité d’une société.

Or la parabole de Jésus dérange, ou déroge à cette logique, parce qu’elle ne dit à aucun moment que Lazare ait été un saint. L’adage affirmant que « pauvreté n’est pas vice » est parfaitement juste ; mais il ne signifie pas pour autant que la misère soit une vertu. Lazare, de ses mérites et de ses travers, on ne sait rien.

De lui, on sait toutefois quelque chose de plus que de son partenaire, si on peut utiliser le terme de partenaire pour le riche. C’est son nom. Lazare, « Dieu qui sauve » ou « en Dieu mon salut » : déjà tout un programme.

Le riche, et les commentaires bibliques le remarquent souvent, le riche n’a pas de nom ; même pas l’adjectif qualificatif de « mauvais » qu’on lui accole parfois dans les titre rajoutés par après à ce passage de l’évangile. 

Mais il essaie bien d’avoir une identité, ce riche-là. Quelque chose qui le définisse mieux que le fait d’être un riche. Quand il s’habille de pourpre et de fin lin, c’est beaucoup plus que le caprice onéreux de quelqu’un à qui ses moyens permettent de suivre la mode. 

La pourpre était la couleur de la puissance impériale, celle du pouvoir, et le fin lin, tissus de la pureté, de la justice. Voilà donc notre riche qui, symboliquement peut-être, mais délibérément, camoufle le néant de sa personne sous les oripeaux de la puissance et de l’honnêteté. Sans ses vêtements, ses distractions, ses moyens, qui est-il ? Rien, rien jusqu’à ce que la mort le fauche et qu’on l’enterre, probablement de première classe, mais qu’est-ce que ça change ? 

Faut-il comprendre que ce qui peut être changé doit l’être pendant cette existence. Mais bien sûr, c’est tout le sens du dialogue surréaliste entre Abraham et le riche défunt qui va suivre. 

Quand ce dernier l’interpelle, il est taraudé par de grands tourments, précisément selon le mot grec de « basanoV », il est à la question, question dans le sens qu’on lui prêtait au moyen-âge, soit une séance de cruel interrogatoire. Il se demande peut-être douloureusement ce qui s’est passé pour qu’il en soit là. 

Et Abraham de lui répondre : « il s’est creusé un abîme infranchissable entre vous et nous ». Vous les riches revêtus de vos illusions de puissance et d’honnêteté, et nous, les Lazare que j’accueille parce que Dieu est leur seul secours. 

Il y a de fait, et aujourd’hui encore, un abîme entre riches et pauvres. Et plus les riches sont indifférents et les pauvres miséreux, plus l’abîme se creuse. La question est de savoir à partir de quand celui-ci devient infranchissable, quand la dernière des porte permettant de passer de l’un vers l’autre disparaît.

Il y a décidément des portes suggérées de partout dans cette parabole, mais il est une qui fait partie intégrante du texte, c’est la porte où venait s’abriter Lazare. Et c’est en même temps la porte du riche. Elle est restée close parce que lui-seul, et jusqu’à temps de son dernier souffle, pouvait donner l’ordre d’ouvrir, mais que dans cette parabole, il est resté enfermé dans ses richesses, ses distractions et ses apparences.

Ceci est une parabole, pas une fatalité. Mais c’est un appel à réagir, à ouvrir un passage tant qu’il en est toujours temps. 

Il y a bien sûr des passages délicats, des ouvertures qu’on peine à discerner et des portes verrouillées devant lesquels nous pouvons buter. C’est pourquoi la parabole brandit le trousseau clefs : celui de la loi et des prophètes.

Volumineux trousseau que voilà, parce que la loi et les prophètes, c’est vaste. Ce sont comme de très anciennes clefs dont, à l’âge des serrures électroniques, on n’est plus sûr de savoir se servir. C’est inévitable, parce que c’est écrit en un langage et dans un contexte devant lesquels nous sommes un peu empruntés. 

Nous devons réfléchir, interpréter, bien sûr, mais pas au point de perdre de vue que la loi et les prophètes n’insistent et ne tonnent que contre deux points : l’idolâtrie et l’indifférence aux pauvres.

L’idolâtrie c’est mettre sa dévotion, sa confiance, en tout sauf en Dieu.

L’indifférence aux pauvres ne fait pas que de les tuer ; elle nous mène tous à la catastrophe : au néant de notre identité.

La parabole de Jésus n’est pas une fatalité, parce qu’entre nos mains, ces clefs massives de la loi et des prophètes doivent jouer, tourner et retourner notre éthique, nos choix et nos objections. 

Et ceci pour qu’enfin, par la grâce du ressuscité, nous redevenions la vaste maisonnée des enfants d’Abraham.

YAL 09.10.2022

Evangile selon Luc, chapitre 16, versets 19 à 31

19 »Il y avait un homme riche, qui s’habillait de pourpre et de fin lin et qui chaque jour menait joyeuse et brillante vie. 20 Un pauvre du nom de Lazare était couché devant son portail, couvert d’ulcères. 21 Il aurait bien voulu se rassasier des miettes qui tombaient de la table du riche, cependant même les chiens venaient lécher ses ulcères. 22 Le pauvre mourut et fut porté par les anges auprès d’Abraham. Le riche mourut aussi et fut enterré. 23 Dans le séjour des morts, en proie à une grande souffrance il leva les yeux et vit de loin Abraham, avec Lazare à ses côtés. 24 Il s’écria: ‘Père Abraham, aie pitié de moi et envoie Lazare pour qu’il trempe le bout de son doigt dans l’eau afin de me rafraîchir la langue, car je souffre cruellement dans cette flamme.’ 25 Abraham répondit: ‘Mon enfant, souviens-toi que tu as reçu tes biens pendant ta vie et que Lazare a connu les maux pendant la sienne; maintenant, il est consolé ici et toi, tu souffres. 26 De plus, il y a un grand abîme entre nous et vous, afin que ceux qui voudraient passer d’ici vers vous, ou de chez vous vers nous, ne puissent pas le faire.’ 27 Le riche dit: ‘Je te prie alors, père, d’envoyer Lazare chez mon père, car j’ai cinq frères. 28 C’est pour qu’il les avertisse, afin qu’ils n’aboutissent pas, eux aussi, dans ce lieu de souffrances.’ 29 Abraham [lui] répondit: ‘Ils ont Moïse et les prophètes, qu’ils les écoutent.’ 30 Le riche dit: ‘Non, père Abraham, mais si quelqu’un vient de chez les morts vers eux, ils changeront d’attitude.’ 31 Abraham lui dit alors: ‘S’ils n’écoutent pas Moïse et les prophètes, ils ne se laisseront pas persuader, même si quelqu’un ressuscite.’»