Prédication d’Isabelle Ott-Bachler et Jules Aubert
Collégiale – 7 septembre 2025
Texte: Luc 6,27
[Isabelle Ott-Baechler] Depuis la préhistoire, dans bien des sociétés humaines, le principe de vengeance était la seule manière de maintenir l’ordre.
La vengeance est plus qu’une colère passagère ; c’est une attitude qui relève d’une conception globale de la vie en société, c’est une manière de considérer son rapport avec autrui. Avec le principe de vendetta est légitimé une violence à l’égard de tel ou tel groupe responsable ou non d’un acte répréhensible. Le vengeur se sent dans son bon droit.
La démocratie grecque est née du refus de la vengeance qui épuisait les villes de l’Attique, empêchait tout progrès et entravait le commerce.
En invitant ses auditeurs à aimer leurs ennemis, Jésus propose lui aussi de dépasser la logique de la vengeance. Finies les représailles envers les adversaires ; impossible dès lors d’associer le nom de Dieu à la vengeance envers les méchants. Jésus va encore plus loin en demandant de faire du bien à ceux qui nous haïssent. Les premiers chrétiens en « tendant l’autre joue » à ceux qui les persécutaient ont largement contribué à pacifier les mœurs. Ces gestes d’amour, le refus de venger les maux subis, ont convaincu de l’extraordinaire nouveauté de leur étrange foi et suscité une adhésion massive à l’Evangile.
N’imaginons surtout pas qu’à l’époque de Luc les disciples de Jésus avaient pignon sur rue. Une position assurée et dominante dans l’Empire romain est venue bien plus tard. La communauté à laquelle Luc s’adresse constituaient une minorité précaire. Faire du bien à ses ennemis, c’était faire du bien à ceux qui avaient le dessus. Prier, c’était le dernier geste possible de l’insulté. A la place du mécanisme de haine, cette attitude a instauré un cercle vertueux. Cette capacité d’aimer même sans réciprocité a eu des effets dont nous bénéficions encore.
Ni résignation, ni capitulation devant le mal, l’invitation à aimer ses ennemis, à faire du bien à ceux qui nous haïssent s’avère aujourd’hui encore nécessaire, ici, même à Neuchâtel.
[Jules Aubert] Il y a quelques semaines, un événement est venu blesser un lieu qui compte parmi les plus chers à nos yeux. Perchée sur sa colline, la Collégiale domine la ville depuis des siècles, phare dans le paysage, ancrage profond pour notre communauté, joyau de notre patrimoine commun. Après près de vingt ans de restauration, nous l’avions retrouvée dans toute sa majesté plus éclatante que jamais. Et puis, un matin, sur son flanc sont apparus des tags. Des inscriptions aux messages confus, parfois agressifs, ont marqué cette église que nous aimons. Comme si, en une nuit, un geste avait terni l’éclat retrouvé et entamé un symbole que l’on croyait à l’abri.
Devant cela, notre réaction est souvent spontanée et instinctive ; la colère, le sentiment d’injustice, l’envie de réparer le tort en punissant sévèrement ceux qui l’ont causé. Il y a en nous cette pulsion qui voudrait que la faute soit sanctionnée, que la blessure soit compensée, que l’équilibre soit rétabli par une mesure de fermeté. Nous aimerions que justice soit faite, mais derrière ce mot se cache parfois plutôt un désir de vengeance. Ce réflexe, profondément humain, se nourrit de la blessure que nous ressentons, de la frustration que quelque chose que nous aimons ait été souillé.
C’est précisément à cet endroit que l’Évangile de Luc, vient nous rencontrer. Jésus y dit : « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent… Pardonnez, et vous serez pardonnés ». Ces mots sont parmi les plus exigeants que nous puissions entendre. Ils ne se contentent pas de nous demander de maîtriser notre colère ou de renoncer à la vengeance, ils nous appellent à aller dans la direction opposée que celle vers laquelle nous pousse notre instinct. Aimer non seulement ceux qui nous aiment, mais aussi ceux qui nous blessent. Faire du bien à ceux qui nous maltraitent. Prier pour ceux qui nous offensent.
Il faut le dire clairement, ces paroles ne viennent pas flatter nos instincts naturels. Elles nous déstabilisent, elles nous dérangent. Elles semblent parfois irréalistes, presque naïves. Pourtant, Jésus les adresse à des hommes et des femmes qui vivaient eux aussi dans un monde marqué par la violence, l’injustice et l’humiliation. S’il nous invite à aimer nos ennemis, ce n’est pas parce qu’il ignore la gravité des blessures que nous subissons, mais parce qu’il sait que la haine, si elle est entretenue, nous enferme autant qu’elle enferme l’autre.
Reconnaissons-le, nous sommes blessés de voir ce lieu abîmé. Cette Collégiale n’est pas seulement un édifice de pierre, elle porte la mémoire de notre foi, de nos rassemblements, de notre prière commune. Elle est un signe visible de ce que nous voulons être ensemble. Alors, oui, la colère est normale. Mais cette colère, si nous la laissons s’installer, se transformera vite en rancune, et la rancune en barrière infranchissable. Notre monde est déjà rempli de murs, visibles ou invisibles, qui séparent et divisent. L’Évangile nous appelle à être des bâtisseurs de ponts.
La première étape de ce chemin, c’est de reconnaître notre propre fragilité. Nous vivons dans un monde imparfait, et nous-mêmes ne sommes pas exempts de contradictions. Ce qui a pour nous une immense valeur peut sembler insignifiant à d’autres, surtout si leur horizon est occupé par d’autres urgences, d’autres souffrances. Pour certains, le sort d’un vieux bâtiment pèse peu face aux drames humains qui se déroulent ailleurs, parfois dans une indifférence qu’ils jugent insupportable. Cela ne veut pas dire qu’ils ont raison, ni que l’acte est excusable. Mais cela nous invite à sortir de notre seul point de vue et à interroger ce qui a pu nourrir un tel geste.
Ce regard élargi n’annule pas la nécessité de la justice. Les lois sont là pour protéger le bien commun, et il est légitime de vouloir réparer ce qui a été abîmé. Mais en disciples du Christ, nous sommes appelés à aller plus loin que la seule réparation matérielle. Nous sommes invités à nous demander : qui a posé ces tags ? Quelles colères, quelles frustrations, quelles blessures portent-ils ? Peut-être est-ce l’expression maladroite et violente d’un sentiment d’exclusion, d’abandon, ou d’une colère qui n’a trouvé aucun autre langage.
Jésus nous invite à rompre le cercle de la violence en répondant au mal par un bien inattendu. « Donnez, et l’on vous donnera ; c’est la mesure dont vous vous servez qui servira aussi pour vous ». La mesure de grâce et de miséricorde que nous offrons peut devenir celle qui nous sera rendue. C’est une logique déroutante, car elle ne repose pas sur la stricte équité, mais sur l’abondance, donner plus que ce que la situation semble mériter, afin de semer du nouveau.
La tentation, après un tel acte, est de renforcer les protections, de multiplier les barrières, de nous tenir à distance. Mais l’Évangile nous conduit dans une autre direction, celle du dialogue, de la rencontre, de la compréhension. Non pas pour nier le mal ou l’édulcorer, mais pour ouvrir la possibilité d’un changement. Alors qu’il s’attendait à affronter un adversaire, l’ennemi trouve en face de lui un véritable interlocuteur, la possibilité de dépasser son agressivité.
C’est plus risqué, plus exigeant, mais c’est ainsi que la paix grandit. Restaurer les pierres est une tâche nécessaire, restaurer les liens l’est encore davantage.
Peut-être que cette situation peut devenir pour nous une parabole. Car ce qui s’est passé ici, sur ces murs, raconte aussi quelque chose de nos vies et de nos relations. Nous aussi, nous portons des stigmates, des traces laissées par nos propres erreurs, et d’autres laissées par les blessures que nous avons subies. Ces marques, visibles ou invisibles, font partie de notre histoire. Mais la vraie question, c’est ce que nous en faisons.
L’Évangile nous rappelle que ces blessures ne doivent pas nous enfermer dans la rancune ou dans la séparation. La réponse que Dieu propose n’est pas seulement de guérir ce qui est abîmé, mais d’ouvrir un chemin entre celui qui a subi et celui qui a causé le tort. En Jésus-Christ, Dieu se place au milieu, non pour effacer d’un coup la réalité de l’acte, mais pour créer un espace où la réconciliation reste possible.
Ce que nous vivons avec ces murs peut devenir un signe pour nos vies, oui, il faudra réparer, oui, il faudra nettoyer, mais ce travail visible sur la pierre peut nous rappeler le travail invisible que Dieu accomplit dans nos cœurs. Un travail qui nous invite à ne pas fermer la porte à ceux qui ont abîmé, à garder ouverte la possibilité de la rencontre, de la compréhension et du pardon. Que la restauration de la Collégiale ne soit pas seulement un chantier de pierre, mais aussi un chantier de relation et de miséricorde.
Amen