Prédication sur Jean 3, 14-21 // Nombres 21, 4-9


L’amour comme ultime vérité

Au premier abord, ce passage de l’évangile de Jean paraît bien manichéen. L’éternelle thématique de la lumière et de l’obscurité qui nous donne l’impression d’un monde en noir et blanc, sans nuances et peuplé par une humanité divisée en deux camps : les bons qui n’ont rien à cacher et les mauvais qui cherchent l’ombre pour mieux dissimuler leurs méfaits.

Mais je vous propose de faire un pas de côté et de nous laisser interpeller par cette lumière dont il est question dans ces lignes. La lumière, tellement présente dans notre vie quotidienne qu’on n’y pense même plus, sauf parfois en hiver lorsque les journées se font décidément trop courtes et qu’on aimerait bien se coucher plus tôt et se lever plus tard.
Si nous remontons suffisamment loin dans nos souvenirs d’enfants, nous pensons tout naturellement à la lumière qui chasse les peurs de la nuit et qui fait disparaître les monstres cachés sous notre lit. Et dans notre vie d’adulte, la lumière de l’aube vient encore chasser nos cauchemars et dissiper les angoisses ressassées durant nos insomnies.
Dans ces moments-là, la lumière nous aide à lutter contre les débordements de notre imagination et elle nous rassure.


Mais parfois aussi, la lumière n’est pas notre alliée. Par exemple, lorsqu’elle éclaire un peu trop directement la poussière qui sommeille dans les recoins de notre salon et qu’elle nous rappelle que décidément, nous ne sommes pas des as du ménage. Ou lorsqu’elle révèle les imperfections de notre visage dans le miroir de notre salle de bain. Dans ces moments-là, la lumière devient le témoin indiscret de nos idéaux narcissiques et on dirait qu’elle prend un malin plaisir à nous rappeler que nous en sommes bien loin.


Moins prosaïquement, la lumière est aussi convoquée pour exprimer notre rapport à la réalité. Quand on parle de faire la lumière sur une situation, on exprime le désir de voir éclater une vérité au grand jour ou au contraire, la hantise de voir s’étaler publiquement des évènements qu’on souhaiterait cacher.


Nous avons appelé la lumière à chaque fois que nous avons voulu qu’une injustice soit révélée. Nous avons craint la lumière à chaque fois que nous avons refusé d’assumer une attitude ou une parole. Nous l’avons adorée lorsqu’elle nous a donné raison en éclairant les faits qui nous étaient favorables. Nous l’avons détestée lorsqu’elle nous a empêchés d’écrire un récit qui préserve notre ego, en laissant dans l’ombre certains aspects de nos expériences.
La lumière joue donc un rôle ambivalent dans notre existence.

Elle est l’amie de notre quête de vérité et de justice et le soutien de notre besoin de nous arrimer à une réalité tangible et solide. Mais elle est aussi l’ennemie de nos secrets et de nos hontes et la révélatrice impitoyable de nos failles et de nos bassesses.


L’auteur de l’évangile de Jean était bien conscient de la force évocatrice des images qu’il employait. Et sous ses dehors un peu dogmatiques, ce texte veut nous rejoindre jusque dans les infimes replis de notre vécu.


Évidemment, ces quelques lignes sont un condensé théologique qui nous fait passer à la vitesse de la lumière – c’est le cas de le dire – de la croix à la Vie éternelle en passant par le jugement tout en cherchant la Vérité et il peut paraître quelque peu indigeste. Une lecture superficielle peut nous laisser confus voire nous causer une attaque de paupières suivant le moment de la journée.
Les histoires sont plus faciles à écouter que les exposés, surtout lorsqu’ils sont très synthétiques comme celui-ci. Alors je vous propose de cheminer à travers un conte quelque peu revisité.


Le petit Poucet des temps modernes était sorti depuis longtemps de la forêt de l’obscurantisme et des superstitions où il s’était jadis perdu. Il avait emprunté le chemin de l’expérimentation scientifique et il avait découvert la lumière des grands espaces, de la curiosité et de la raison. L’univers qui l’entourait ne lui faisait plus peur. Il avait trouvé les lois qui régissent les phénomènes naturels et aussi celles qui conditionnent les interactions sociales. Le monde lui était devenu plus familier et l’avenir plus prévisible. A tel point, qu’il se disait qu’il n’aurait peut-être plus tellement besoin d’un Dieu pour s’orienter dans la vie.


Mais c’était plus fort que lui, il avait beau se dire que l’esprit humain pouvait tout résoudre et que les mystères n’étaient que des phénomènes en attente d’élucidation, il ne se sentait ni satisfait ni apaisé. Il y avait en lui cette soif de vivre et de vivre pleinement qui n’était jamais vraiment comblée.


Et les multiples distractions qu’il trouvait en chemin n’y faisaient rien. Au gré de ses errances, il finit par arriver chez un ogre qui était avide de pouvoir et qui prétendait détenir la vérité. Dans son royaume, la lumière était interdite. Mais on distribuait un livre unique qui retraçait l’histoire officielle de l’humanité et qu’il fallait apprendre par coeur sans poser de questions. Cette histoire faisait peur. Elle racontait que tous ceux qui n’étaient pas d’accord avec la politique du lieu étaient de dangereux ennemis. Petit Poucet remarqua que ce récit était truffé de sottises, d’approximations et d’inventions. On lui répondit que ce qu’il appelait des erreurs étaient des faits alternatifs. Parce qu’au pays de l’ogre, même les faits n’avaient pas le droit d’être têtus.


Il entendit alors sonner des cloches dans la région voisine. On était dimanche, il était l’heure du culte et il se dit que ça faisait fort longtemps qu’il n’était plus allé à l’Église. Il quitta le domaine de l’ogre pour rejoindre l’assemblée des paroissiens.


Là, il entendit l’histoire du peuple qui avait erré dans le désert et qui s’était révolté contre Dieu.


Il y était question d’un serpent d’airain qui avait le pouvoir de sauver, comme si le symbole du rejet de Dieu pouvait être détourné en instrument de la bienveillance divine. Comme si ce qui donnait la mort pouvait donner la vie. Tout ceci lui parut bien étrange.
Puis il écouta un passage très dense de l’évangile de Jean. Ce langage lui sembla d’abord bien complexe. Mais il comprit que l’élévation de Jésus désignait sa crucifixion.
Et il se demanda pourquoi il avait fallu qu’il meure ainsi. Puis il plongea dans son propre passé. Il se souvint à quel point la mort de ses proches avait été traumatisante et douloureuse. Il ressentit à nouveau le sentiment de solitude et d’incompréhension qu’il avait éprouvé à l’époque. Il sentit son coeur se révolter contre cette mort qui fait irruption dans la vie et qui sépare les êtres. Il se demandait pourquoi Dieu ne luttait pas contre ce fléau, puisqu’il voulait sauver le monde. Puis il entendit cette phrase : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique pour que quiconque croit en lui ne périsse pas, mais qu’il ait la vie éternelle ». Un rayon de lumière traversa un vitrail qui représentait Moïse et le serpent d’airain et vint éclairer la croix qui se dressait au fond de l’Église.
Il y eut une sorte de déclic en lui. Comme si les pièces du puzzle de sa vie se mettaient en place dans son esprit.


Dieu n’était donc pas une idée ou une croyance déconnectée de la réalité. Dieu était un visage d’amour pour le monde. Dieu était vraiment venu partager son existence. Il était même présent au coeur de la mort. Dieu était là où on n’attendait plus rien de la vie. Et ça changeait tout. On ne lui demandait pas d’adhérer à des spéculations bizarres. La Vie éternelle n’était pas un fait alternatif. C’était une force d’amour à l’oeuvre dans la réalité quotidienne. Une autre phrase de l’évangile de Jean qu’il avait entendue au catéchisme lui revint en mémoire : « Celui qui croit en moi vivra. Même s’il meurt ». Petit Poucet se sentit redressé de l’intérieur au-delà de toute attente.
Lui qui n’avait jamais été vraiment considéré par ses semblables parce qu’il n’avait pas de talent particulier et qu’il n’avait pas tellement confiance en lui, se voyait soudain rayonner d’une dignité que rien ni personne ne pourrait lui ôter. Même pas l’ogre qui régnait par le mensonge et par la peur.


Il eut envie de partager sa nouvelle joie de vivre et d’en témoigner autour de lui. Il n’avait plus honte de ce qu’il était et il n’avait plus peur que la lumière éclaire sa vie.
Il avait compris que la foi n’est pas un instrument qui sert à élucider tous les mystères de la vie. Mais qu’elle est une ouverture à l’amour qui vient habiter notre monde pour lui ouvrir un avenir. La foi n’est pas un déni de réalité. Elle est une brèche d’espérance dans un environnement saturé de déterminismes et d’inquiétudes. La foi ne rejette pas la mort. Elle la croit transcendée par un projet de vie que rien ne peut mettre en échec. Nous n’avons pas à craindre que la lumière éclaire nos fragiles récits de vie. Car ils sont porteurs d’une dignité que rien ne peut détruire.
L’amour comme ultime vérité. Voilà ce qui nous est offert.


Cette vérité n’est pas une croyance ou un savoir, mais une expérience à saisir dans la relation que Dieu veut tisser avec nous. Elle nous invite à une certaine humilité. Car avant d’avoir la prétention de transformer le monde, nous devons d’abord nous laisser transformer par sa présence dans les creux de notre existence. Nous ne maîtrisons pas tout. Nous ne comprenons pas tout.
Mais sommes porteurs d’une étincelle de vie que rien n’a le droit d’éteindre. Cette conviction nous invite à voir la vie de nos semblables comme un espace de créativité et de liberté qui ne nous appartient pas. La lumière qui éclaire cette humanité ne révèle pas un monde en noir et blanc, mais un caléidoscope aux combinaisons de couleur infinies.
Nous avons encore un rôle à jouer dans le monde. Nous ne sommes pas condamnés à nous retrouver entre nous et à voir nos assemblées décliner et nos paroisses s’éteindre.
Nous pouvons témoigner autour de nous d’un art d’être en chemin et de se relier aux autres avec l’amour pour seule boussole. Cet amour n’est pas seulement une capacité à s’émouvoir du sort des autres. Il est une force agissante capable de renverser la mort. Nous pouvons dès à présent relire le livre de notre vie à la lumière de cette puissance de changement. Nos hontes et nos sentiments de culpabilité n’auront pas le dernier mot. Dieu n’est pas venu pour nous juger, mais pour nous aimer.

Amen

Marianne Chappuis, 10 mars 2024