L’exilé, l’autochtone et les ennemis

Prédication prononcée au temple d’Auvernier le dimanche 22 juin 2025 dans le cadre du Dimanche des Réfugiés par le pasteur Jean-Jacques Beljean

Lectures bibliques : Lévitique 19, 33-37 ; Romains 12, 9-21 ; Luc 6, 27-33

Quand on évoque la situation mondiale qui prévaut actuellement, l’on est peu enclin à l’optimisme, c’est le moins qu’on puisse dire. Ce matin même les nouvelles de la radio annonçaient une escalade du conflit Israël-Iran. N’y a-t-il qu’une posture à adopter : baisser les bras ?

Après l’horreur, l’espoir

Après les horreurs de la 2ème Guerre mondiale s’était élevé l’espoir du « plus jamais ça !». L’on s’était pris à espérer en un minimum de sagesse humaine, tout au moins en un équilibre des forces propice à une certaine paix. Mais quand tomba le Mur de Berlin, après m’être réjoui, je fus saisi d’un doute : que va-t-il sortir de la rupture de ce frêle équilibre ? Au début je me dis que mon sentiment m’avait trompé. Mais aujourd’hui je m’aperçois que mon sentiment ne m’avait pas trahi. Passée l’époque des grands sages comme Konrad Adenauer et Charles de Gaulle, l’oubli faisait son œuvre et permettait insidieusement le retour aux tensions d’autrefois dont voulurent ensuite profiter de cyniques personnages. Et nous voilà, depuis plusieurs années, face à des conflits de tout genre avec leur cortège de morts, de blessés, d’exilés et de réfugiés. Nous voilà à nouveaux face à de vieux féaux : famines, injustices, guerres ouvertes ou larvées, exils et maintenant dérèglements climatiques avec leurs cortèges de nouveaux exilés. Et alors qu’on avait constaté des avancées dans ces domaines, c’est la régression qui s’impose. Inutile d’en ajouter, tout le monde voit bien de quoi il s’agit.

Une question se pose, alors, lancinante ? Que peut bien faire une communauté chrétienne comme la nôtre, amenuisée il faut l’avouer, même si l’on sent les prémices d’un renouveau, dans ce marasme généralisé.

Que faire, nous sommes si peu et si impuissants ?

Le défaitisme est tentant. Mais, pour d’autres il faudrait en revenir à une Europe chrétienne droite dans ses bottes, affirmant ses valeurs et sa morale. Ce n’est pas faux, bien sûr, à condition de savoir de quoi l’on parle, sans confondre retour aux valeurs et conservatisme. Voulons-nous en revenir à la morale protestante des 18 et 19èmes siècles ? A l’Europe de l’Inquisition ou à la condamnation de Galilée ? Je ne le pense pas car ce serait voir la réalité avec une minuscule lorgnette. Non, en tant que réformés fiers de l’être, il faut remonter plus haut, aux Saintes-Ecritures. Mais pas n’importe comment non plus. Le retour aux Ecritures s’opère à travers l’interprétation ultime qu’en a donné le Seigneur Jésus-Christ. Car le Christ récapitule toute l’histoire du monde et nous donne un éclairage ultime sur le monde et sur nous-mêmes. Et c’est ainsi seulement que nous découvrirons qu’existe, dans la Bible, une ligne fondamentale qui la traverse de part en part, qui culmine en Jésus et dont témoignent à notre grand étonnement, une multitude de textes.

Remonter à la source, le Christ

Pensons au Lévitique, dont nous avons lu un passage tout à l’heure. La simple évocation de ce livre biblique nous fait immédiatement penser à un fatras de commandements religieux pointilleux et périmé. Et pourtant, nous venons de le lire, cet ouvrage contient des propos étonnants et détonants. Certes, il y a le commandement d’être honnête. C’est déjà ça, Mais ce n’est pas étonnant. Si l’on lit à peine plus haut le texte nous enjoint de protéger l’émigré ou même, de le traiter comme un autochtone. Ni plus, ni moins. Ce commandement paraît très étonnant pour un texte rédigé vraisemblablement au 5ème siècle avant notre ère (selon les bons exégètes !).

Je l’avoue, ce texte m’a toujours fasciné, même s’il n’est pas en tête de liste des répertoires de prédications. Ainsi, au 5ème s. avant JC, dans un cercle de prêtres, vraisemblablement, l’on affirme avec vigueur l’égalité de droits entre l’autochtone et l’immigré. Le Deutéronome demandait de la compassion. Le Lévitique demande l’égalité des droits, et bien sûr, implicitement, des devoirs. Ne soyons ni naïfs ni angéliques. Cette position émanait du souvenir vivace de la captivité en Egypte : nous avons été maltraités, alors, ne maltraitons pas. Pour le 5ème s, chapeau bas !

Bien entendu, si le texte sacré affirme haut et fort cette position, c’est qu’elle était peu suivie, peu à peu oubliée. Mais cet impératif face au prochain, cet impératif de l’accueil et de l’égalité va se perpétuer. On en trouve de nombreuses mentions. Saint-Paul, puis les Evangiles vont perpétuer cette démarche de l’accueil et la pousser jusqu’à son sommet.

Dans l’Evangile de Luc comme dans l’Epitre aux Romains, lus tout à l’heure, l’on va encore plus loin et plus haut. Du respect et de l’égalité des droits pour l’immigré l’on passera au commandement de l’amour pour tout être humain, concrétisé par l’appel solennel à aimer son ennemi, à bénir son persécuteur, à faire du bien à ceux qui nous haïssent et à prier pour les persécuteurs.

Quel programme !

Oh là, ne poussons pas le bouchon trop loin ! Et pourtant ces textes sont bien là, devant nos yeux. Et, avouons-le, porteurs d’un idéal inaccessible en grande partie à un être humain normalement constitué !

Utopie ou perspective ?

Certains diront que Jésus et Paul, le persécuteur devenu disciple, furent des utopistes dangereux qui tous deux ont mal fini. A la croix pour Jésus et probablement sous le sabre romain pour Paul. Et ce sera souvent identique pour les martyrs des premiers siècles victimes de l’Empire romain. Et même pour des mennonites noyés à Zurich au temps de la Réforme !

Bien entendu, comme pour l’immigré, si Jésus affirme si fort l’amour pour les ennemis, c’est qu’il était peu pratiqué, malgré le rôle précurseur du Lévitique cinq siècles plus tôt. Mais, si ces paroles de jésus ont été rapportées fidèlement par les Evangiles et reprises sous une autre forme par Paul, c’est bien qu’elles étaient au centre de la pensée et de la parole de Jésus. C’est ce que disent également les bons exégètes !

Peu à peu, comme toujours, les exigences radicales s’amenuisent avec le temps. Paul corrige déjà un peu le tir : « Bénissez ceux qui vous persécutent, bénissez et ne maudissez pas », proclame-t-il. Mais il ajoute immédiatement « car ce faisant tu amasseras des charbons ardents sur sa tête ». L’être humain peine avec la radicalité inconditionnelle de Jésus. L’être humain a besoin d’une petite consolation et d’une petite récompense !

Pour cette Journée des réfugiés

En ce qui concerne la thématique de l’asile et de l’accueil des réfugiés l’on fait souvent référence aux dangers venant de l’extérieur, dangers de mentalités régressives ou de criminalité, entre autres. Et la crainte fait rapidement son retour face aux risques supposés ou réel que l’ordre établi pourrait se pervertir.

La manière dont les chrétiens pourraient vaincre ces peurs et ces réticences réside dans l’affirmation de la radicalité du message du Lévitique et de Jésus, de s’y confronter, à défaut de pouvoir totalement s’y conformer. Si Jésus est si radical c’est qu’il a en toile de fond le message de l’unité fondamentale de l’humanité qui est création divine. Tous sont enfants de Dieu. Alors on ne touche pas aux enfants de Dieu. Même pâte humaine et même patte divine ! Ce n’est pas de la politique, c’est l’éthique chrétienne fondamentale.

Angélisme diront certains, se prévalant du pragmatisme. Mais ce n’est pas de l’angélisme, c’est de l’évangélisme, c’est le message du Christ. Mais soyons clairs : il ne s’agit pas d’accorder des privilèges à qui que ce soit. Mais de traiter à égalité. Parfois cela signifiera sévir avec force. Parfois critiquer, parfois refuser. Mais jamais considérer l’autre comme inférieur puisqu’il est, aussi, enfant de Dieu.

Ainsi, le retour aux valeurs chrétiennes n’est ni une nostalgie de l’ordre, ni une morale conformiste. Les vraies valeurs naissent en réponse aux appels bibliques, celui du Lévitique, celui de Paul, celui du Christ qui constitue la clé finale de toute interprétation des textes. Nous ne pourrons pas l’oublier tant il est choquant pour la morale courante.

Pourra-t-on jamais changer le monde ? Peut-être pas. N’empêche que l’appel fondamental du Christ demeure.

Il nous restera alors à nous souvenir de la devise du monarque taciturne, Guillaume d’Orange :

« Point n’est besoin d’espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer ».

Amen !