Réflexions sur la posture thérapeutique de Jésus

Par Antoine Staffelbach

À l’heure de la pandémie, notre regard sur le monde s’en trouve parfois dévié de son aspiration à la bienveillance; nous nous drapons dans une certaine bien-pensance et fustigeons les accapareurs de papier-toilette, les gouvernements qui lèsent les particuliers, les aînés qui ne respectent pas la claustration imposée et nous encensons le personnel médical, les vendeurs, les livreurs et tous ceux qui sont «sur le pont». Dans la tempête, notre perception du monde tend à se polariser, il y a d’un côté ceux qui font juste et il y a les autres, dont on suppose qu’ils rament à contre-courant. Cette posture relève d’un mécanisme inconscient de protection et elle n’est pas mauvaise en soi, mais ce qu’elle induit – un monde fait de noir et de blanc, sans nuances de gris – présente ses risques et ses déviances. Pour cette raison, je me propose de mettre à l’ordre du jour une lecture commentée de deux textes de Matthieu, miroirs l’un de l’autre, où la posture de Jésus est remise en question par les tenants de la morale.

Jésus sous le faisceau du mirador

Ces deux textes, situés en Matthieu 9:32-34 et 12:22-30, ont en commun d’évoquer la guérison miraculeuse d’un mutique et, surtout, la remise en question de Jésus par les pharisiens. En voici une retranscription, tirée de mon édition de la bible de Louis Segond:

Comme ils s’en allaient, voici, on amena à Jésus un démoniaque muet. Le démon ayant été chassé, le muet parla. Et la foule, étonnée, disait: «Jamais pareille chose ne s’est vue en Israël.»

Mais les pharisiens dirent: «C’est par le prince des démons qu’il chasse les démons.»

Mat 9: 32-34

Il est très intéressant de remarquer que cette petite mention trouve un écho un peu plus tard dans l’évangile, l’épisode y est développé et abordé avec plus de profondeur. À la suite de cette même accusation, voici ce qui nous est dit:

Comme Jésus connaissait leur pensées, il leur dit: «Tout royaume divisé contre lui-même est dévasté, et toute ville ou maison divisée contre elle-même ne peut subsister. Si Satan chasse Satan, il est divisé contre lui-même; comment donc son royaume subsisterait-il? Et si moi je chasse les démons par Béelzébul, vos fils, par qui les chassent-ils? C’est pourquoi ils seront eux-mêmes vos juges. Mais si c’est par l’esprit de Dieu que je chasse les démons, le royaume de Dieu est venu vers vous. Ou comment quelqu’un peut-il entrer dans la maison d’un homme fort et piller ses biens, sans avoir auparavant lié cet homme fort? Alors seulement il pillera sa maison. Celui qui n’est pas avec moi est contre moi, et celui qui n’assemble pas avec moi disperse. »

Mat 12: 25-30

Ces deux passages s’inscrivent après le sermon sur la montagne, au cours du ministère de Jésus au travers de la Galilée et il est frappant de remarquer à quel point l’action de Jésus dérange. Sa posture de médecin des démunis est remise en question et on lui reproche de travailler pour celui qu’on appelle –de nos jours– Belzébuth.

J’aimerais souligner la ressemblance frappante qui existe entre Béelzébul et Baal-zebul, qu’on pourrait traduire par «le Seigneur de la grande maison», une appellation déformée d’Enlil, le chef du panthéon sumérien. Un Zeus du croissant fertile en quelque sorte.

Ce dieu du ciel trouve son origine vers 2500 avant notre ère, son temple principal se trouvait à Uruk et il possédait une connotation positive : «(…) divinité bienfaisante responsable du plan de l’univers, de sa création et de ce qu’il contenait de meilleur.» Il est intéressant de constater que le roi du panthéon sumérien à servi de contre-modèle aux religions abrahamiques, s’appuyant probablement sur le fait qu’il avait le pénible devoir d’opérer les destructions et de déchaîner les fléaux décrétés par les dieux.

En plus d’être un dieu païen, il ressemble de loin à une version sumérienne et maléfique du Dieu de l’Ancien Testament. Une interprétation possible serait de voir en cette utilisation d’un modèle extérieur aux croyances hébraïques –Jésus comme affilié à Baal– un propos visant à l’exclure de la conception juive du monde. Un peu comme dans les procès de sorcellerie, lors de la période médiévale et moderne, qui sortaient un individu ou une communauté du cadre juridique usuel (le cas le plus célèbre étant le procès des templiers) et le mettait au ban de la société. En l’accusant de tenir ses pouvoirs de Baal, les pharisiens tentent de faire de Jésus un paria et réfutent son autorité comme rabbin de sa communauté.

La posture de Jésus face à la critique

Face à cette remise en question, Jésus utilise une posture qui nous rappelle l’influence du monde grec lors de la rédaction des évangiles: Autant Matthieu que Marc, Luc et Jean ont été rédigé la langue d’Homère; c’était la langue internationale de l’époque, un équivalent de notre anglais d’aujourd’hui. Lorsque Jésus prend la parole, il utilise un modèle de discours développé par le monde grec: nous sommes face à un exemple éclatant de rhétorique. Cette théorie du discours, qui était utilisée au tribunal par des avocats, se découpait en plusieurs phases et correspond à peu près au schéma «introduction-développement-conclusion» que nous apprenons à l’école. Cependant, avant de conclure, un petit détour est imposé en rhétorique –appelé la digression. Dans le discours de Jésus, cela se retrouve dans cette phrase, très proche d’une parabole, où il évoque une maison, gardée par un homme fort et qui serait pillée par le premier venu.

En faisant cela, Jésus explique qu’il n’est justement pas le premier venu, et qu’il travaille au service de la maison d’Israël. Il démontre ainsi que l’argument des pharisiens ne tient pas debout. Il se présente en réformateur, travaillant de l’intérieur. Il vient ouvrir la conception juive de la religion, très fermée aux étrangers et se transmettant uniquement par les femmes, de manière matrilinéaire. Lorsque Jésus dit: «celui qui n’est pas avec moi est contre moi», il retourne l’argument des pharisiens contre eux. Il leur explique que c’est eux qui travaillent à l’encontre de la maison d’Israël, que c’est eux qui sont à l’extérieur de ce que la doctrine juive professe. De manière un peu contre-intuitive, c’est un geste qui vise à créer l’unité, à rappeler les pharisiens à l’ordre en leur disant: «Je travaille avec vous, pourquoi vous retournez-vous contre moi?»

Modèle et contre-modèle: Pour une vision nuancée du monde

La parole de Jésus nous appelle donc à travailler main dans la main pour faire évoluer le monde, à jeter un regard bienveillant sur les us et coutumes qui diffèrent des nôtres et à remettre en question les idées toutes faites.

La pandémie mondiale ne devrait pas nous amener à stigmatiser le comportement d’autrui, plaçant ainsi, sans y penser, le seau de l’opprobre sur des fronts dont nous ignorons tout. Tenons-nous à distance des logiques guerrières qui héroïsent certains – souvent à leur détriment – et tracent une frontière entre les bons et les mauvais. À défaut de ne pouvoir ouvrir nos portes, veillons à ne pas les fermer.

Par ailleurs, la plaidoirie de Jésus, en forme de parabole, nous dit quelque chose sur le monde d’aujourd’hui. À l’heure où l’occident se mobilise contre les violences faites aux noirs, dans des manifestations parfois réprimées par le pouvoir, il faut garder en tête la posture qu’il nous a présentée. Les réformes sont construites de l’intérieur: c’est à nous de les mettre en branle. Jésus a voulu réformer la maison d’Israël et son message a créé une nouvelle maison, celle du Christ: une maison ouverte à tous.

Aujourd’hui, si nous voulons construire ce «monde d’après», qui revient si souvent dans nos journaux, nous devons nous attaquer à des questions concrètes, sans se projeter trop loin. Le monde nouveau se construit sur les ruines de l’ancien, j’ajouterais avec les ruines de l’ancien. Commençons donc par remettre en question le consumérisme à outrance et la balance des inégalités. N’écoutons pas les tenanciers de l’ancien monde qui s’accrochent à leurs acquis, construisons ensemble, pour demain avoir un monde plus juste et plus humain. Et, comme il nous est dit dans Marc 13, «Gardons-nous des scribes»  qui dictent que penser et que faire.


Pour aller plus loin:

CHARPIN, Dominique, L’histoire commence à Sumer, Flammarion, Editions Arthaud, Paris, 1986.

CONZELMANN, Hans, LINDEMANN, Andreas, Guide pour l’étude du Nouveau Testament, Le monde de la bible, Paris, 1999.