Prédication par Nicolas Cochand lors du culte de la Réformation à Colombier, le 6 novembre 22
sur Genèse 18, 1-10 et principalement Luc 10, 38-42
38Pendant qu’ils étaient en route, il entra dans un village, et une femme nommée Marthe le reçut.
39Sa sœur, appelée Marie, s’était assise aux pieds du Seigneur et écoutait sa parole.
40Marthe, qui s’affairait à beaucoup de tâches, survint et dit : Seigneur, tu ne te soucies pas de ce que ma sœur me laisse faire le travail toute seule ? Dis-lui donc de m’aider.
41Le Seigneur lui répondit : Marthe, Marthe, tu t’inquiètes et tu t’agites pour beaucoup de choses.
42Une seule est nécessaire. Marie a choisi la bonne part : elle ne lui sera pas retirée.
Luc 10, 38-42
Il est d’usage de commencer la prédication de la Réformation par un rappel historique de ce qui s’est passé il y a un peu plus de cinq cents ans, le 31 octobre 1517. Aujourd’hui, je vais plutôt évoquer des événements qui se sont passés un 31 octobre, mais durant les 25 dernières années, car je pense qu’ils peuvent changer la manière dont nous sommes invités à envisager cette fête.
Le 31 octobre 2016, pour ouvrir l’année des cinq cents ans de la Réformation, la Fédération luthérienne mondiale a invité le Pape François à une commémoration conjointe, œcuménique, à Lund, en Suède. Cette invitation est le fruit d’un travail de plusieurs années, intitulé « Du conflit à la communion ». Cette démarche invitait notamment à relire ensemble l’histoire séparatrice.
Elle a été rendue possible par un autre important travail, qui a abouti, le 31 octobre 1999, à la signature solennelle, entre la fédération luthérienne mondiale et l’Église catholique romaine, de la déclaration conjointe sur la doctrine de la justification. Cette déclaration affirme que sur l’essentiel, catholiques et luthériens sont d’accord sur quelque chose qui est au cœur du mouvement réformateur, la redécouverte que la grâce inconditionnelle de Dieu offerte à chacune et à chacun dans la foi est le fondement, le cœur du message chrétien.
Et nous, alors, les Réformés ? Eh bien après les méthodistes, et la même année que la communion anglicane, la Communion mondiale d’Églises réformées, dont nous faisons partie, s’est à son tour ralliée à cette déclaration conjointe, en 2017. C’était en juillet, et le 31 octobre 2017, la communion anglicane s’y est à son tour associée.
Je n’entre pas dans les détails de cet accord. J’en retire simplement, pour ce matin, que lors nous célébrons la Réformation, nous sommes invités à ne pas nous centrer sur ce qui nous sépare en particulier des catholiques, mais sur ce que nous avons en commun, et que la Réforme a particulièrement mis en valeur : Christ seul, la grâce seule, la foi seule, l’Écriture seule.
Aujourd’hui, nous cherchons de nouvelles manière de parler de la grâce. Une manière contemporaine de redire la grâce est est de parler de reconnaissance. Le philosophe Paul Ricœur, dans son Parcours de la reconnaissance, est attentif aux différentes significations du mot et à la manière dont le verbe se conjugue. Reconnaître, c’est d’abord, à l’actif, identifier, classer, rapporter à ce que l’on connaît.
Nous avons soif de reconnaissance, par là, nous voulons dire que nous avons besoin d’être reconnu, personnellement, pour ce que nous sommes. Cette reconnaissance ne passe pas par un actif, mais par un passif. La véritable reconnaissance se reçoit. Il en va d’être reconnu, dans sa personne, dans ses droits, dans son travail… Mais avant tout cela, nous affirmons que la reconnaissance première, inconditionnelle, nous est offerte de Dieu, en Jésus-Christ. C’est elle qui nous permet, à notre tour, d’exprimer notre reconnaissance, qui est un autre mot pour dire la foi, et d’offrir, à notre place, un témoignage de cette reconnaissance à celles et ceux que nous rencontrons, en échangeant, avec simplicité, des signes de reconnaissance, en nous mettant au service les uns des autres.
On peut aussi lire l’histoire de Marthe et de Marie comme une histoire de reconnaissance. Dans l’histoire de Marthe et Marie, selon Jésus, Marie a choisi la bonne part.
Et vous ? Avez-vous choisi la bonne part ? Quelle est-elle, cette bonne part ? L’écoute attentive ou le service ? La contemplation ou l’action ? La part spirituelle ou les besoins matériels ? Ministère de la parole ou ministère du service ?
Est-ce vraiment l’une ou l’autre ? Si l’on s’en réfère aux deux lectures bibliques du jour, la réponse n’est pas si tranchée, car Abraham et Marie sont bien à l’écoute du Seigneur, chacun à sa manière, mais les deux passages résonnent aussi comme un éloge du service : Abraham accueille les trois voyageurs chez lui, il les désaltère et les nourrit. Quant à Marthe, elle accomplit la tâche essentielle d’accueillir le Christ chez elle et de le servir. Sur cet aspect, Jésus ne lui adresse aucun reproche, au contraire. Il lui parle affectueusement, en répétant son nom : Marthe, Marthe. Peut-être essaie-t-il par là d’atteindre la personne, au-delà de ce qui la préoccupe à l’instant et qui suscite son irruption.
Comme on la comprend, Marthe ! On dit parfois : « qu’il est bon d’être assis quand tout s’agite autour de vous ! » En fait, c’est difficile de rester assis quand on a eu l’habitude de se lever et d’être actif. Peut-être est-ce plus dur encore pour les femmes de rester assises quand il y a du travail à faire.
Vous l’avez sans doute remarqué, du reste, l’histoire de Marthe et Marie est une histoire de femmes. A ce sujet, il y a aussi deux ou trois choses à dire. Ce pourrait être une clé de lecture du récit : Marthe fait tout le boulot, et se plaint du fait que Marie ne fait pas sa part, alors que c’est un travail de femmes. Ce sont les hommes qui se forment à l’écoute du Christ pour devenir à leur tour les témoins du Seigneur. Le rôle des femmes d’assurer le service. Marie ne serait doublement pas à sa place, en ne faisant pas sa part de travail, d’une part, et en étant assise au pied du Seigneur, d’autre part.
Cette lecture ne résiste pas au texte. D’abord, évidemment, le Christ met en valeur la place et l’attitude de Marie. Elle a choisi la bonne part, celle qui ne lui sera pas enlevée. Précisément, même si ce n’est pas l’accent donné au récit, la parole du Christ remet en cause une vision de l’organisation sociale et religieuse où les hommes auraient une place différente de celle des femmes. Marie a choisi la bonne part. C’est dit avec toute l’autorité du Seigneur. Le choix des mots n’est jamais anodin dans l’Évangile de Luc. C’est bien du Seigneur qu’il s’agit, et de ce fait Marie est ici une figure de la croyante, du croyant, qui se voit invité à travers elle à choisir à son tour la bonne part.
Ensuite, le Christ refuse précisément d’opposer Marthe à Marie, alors que la première le souhaiterait. Le dialogue entre les deux le met bien en évidence. Marthe se plaint. Elle ne se plaint pas auprès de Marie, sa sœur, mais auprès du Seigneur. Elle se plaint du fait que Marie lui laisse tout le travail. Mais peut-être se plaint-elle encore plus de ce qu’elle perçoit comme de l’indifférence de la part du Christ. Il devrait remettre Marie à sa place : dis-lui de venir m’aider.
Jésus n’entre pas dans le jeu d’opposition dans lequel Marthe voudrait l’entraîner. Marthe se sent lésée. Elle se sent ignorée. Elle en fait tant, il lui semble que personne ne le voit. Elle se sent dévalorisée, non reconnue.
C’est sur ce plan là que le Seigneur la rejoint, en l’appelant deux fois par son nom. Il pose le diagnostic, non pas de ce qu’elle a fait, mais de l’état dans lequel elle se trouve : tu t’agites et tu t’inquiètes. Il le voit bien, ce tourbillon intérieur dans lequel il est si facile de se laisser entraîner, et qui nous fait perdre de vue l’essentiel.
Le Christ ne reproche rien à Marthe. Il refuse d’entrer dans son jeu, mais il la reconnaît dans sa détresse, dans son besoin de reconnaissance. Et la voie de la reconnaissance ne passe pas par le service redoublé, par le souci de bien faire et de parfaire ce qu’on entreprend. Elle passe par la bonne part, celle qu’on ne peut enlever. Par là, le Christ ne dévalorise pas le service, au contraire, mais il l’enracine. Il l’enracine dans la reconnaissance première qui se trouve en Christ, si l’on veut bien s’asseoir à ses pieds et la recevoir.
Ce n’est pas par hasard si l’histoire de Marthe et Marie est rapportée immédiatement après la parabole du Bon Samaritain. Le service du prochain prend sa source dans la compassion reçue du Christ.
Il en va du service. Le Christ lui-même est venu pour servir et non pour être servi. Être croyant implique d’accepter pour soi le service offert par le Christ, comme Marie, au pied de son Seigneur. C’est cela qui enracine et rend possible tout service chrétien. Car encore une fois, le service assuré par Marthe est bon et nécessaire. Elle assume sa responsabilité en accueillant chez elle – ici aussi, le vocabulaire est précis : elle accueille dans sa maison, c’est-à-dire qu’elle en est la maîtresse, et qu’à l’image d’Abraham qui reçoit les trois voyageurs, elle accueille le Christ chez elle. Elle assure une tâche essentielle, mais elle est sous la menace de faire de cette tâche sa raison d’être, sa bonne part à elle, au risque, alors, de se sentir ignorée et sans valeur. Tout service se fonde dans la reconnaissance inconditionnelle reçue du Christ.
Marie a choisi la bonne part. Le récit met en valeur une figure de la foi, une proximité de Jésus que la tradition a associée à la mère de Jésus, au point que pendant longtemps, le récit de Marthe et Marie a été lu le 15 août. On connaît deux prédications de Luther sur ce texte, qui sont toutes deux des prédications du 15 août.
Luther, tout à son œuvre de rétablissement de la primauté de la grâce seule, interprète les deux figures de Marthe et Marie dans sa célèbre opposition entre la foi et les œuvres. Marthe est la figure de la vaine recherche de la justifiation par les œuvres, tandis que Marie a retenu la seule importante, la foi marquée par son attitude de totale réceptivité au pieds du Seigneur.
Depuis, beaucoup d’interprètes ont réhabilité la figure de Marthe. Le 19ème siècle protestant a créé de nombreuses œuvres. Des filles ont été nommées Marthe. Le service assuré par toutes les Marthes, que ce soient des femmes ou des hommes, est essentiel. Il prend racine dans le service reçu du Christ, comme l’amour du prochain, la compassion humaine prend source dans la compassion divine reçue du Christ.
Tel est l’essentiel : vous êtes reconnus, chacune et chacun. C’est là la bonne part, celle qui vous est offerte, celle qui ne peut vous être enlevée. Amen.