Conférence de Joan Charras Sancho

« Vers une Église inclusive : s’inspirer de la généreuse hospitalité de Noé ? »

En tant que spécialiste de la question de l’accueil des personnes LGBTIQ dans l’Église, Joan Charras Sancho est favorable à une Eglise ouverte, accueillante et inclusive.

L’inclusivité, c’est refuser toutes formes de discriminations dans de nombreux aspects de notre vie. Les Églises aiment se référer à l’amour inconditionnel de Jésus mais peinent parfois à mettre cet amour concrètement en œuvre. D’autant que les nouvelles formes de familles et de conjugalité semblent parfois si singulières que les chrétiennes et les chrétiens voudraient n’avoir qu’un modèle unique, rassurant.

La figure biblique de Noé, avec ses zones d’ombre et de lumière, ouvre vers une généreuse hospitalité, celle qui fait naître le peuple de l’arc-en-ciel.

Voici la retranscription de la conférence de Joan Charras Sancho :


Bonsoir à vous, c’est avec plaisir que j’ai répondu à l’invitation de Nicole Rochat, une collègue et amie, pour réfléchir avec vous sur les notions d’inclusivité et d’hospitalité en partant d’un personnage biblique que l’on pense souvent connaître, c’est-à-dire Noé.

Je précise qu’on pense souvent connaître Noé car c’est quelque chose que j’ai découvert avec le projet Une Bible des femmes : très fréquemment on connaît ce qui est projeté sur les personnages bibliques, ce que la tradition nous a transmis mais pas toujours les éléments objectifs que nous présentent les textes.

Une Église inclusive : avis et définition

Avant toutes choses, je me dis qu’il serait important de clarifier ce qui est entendu par Église inclusive. Mais peut-être l’un ou l’autre d’entre vous souhaiterait en donner sa définition ?

Une Église inclusive, c’est une Église qui est consciente de sa culture hétéro-patriarcale, blanche et, chez vous à Neuchâtel, réformée (ailleurs ce sera par exemple luthérienne ou méthodiste) et qui prend conscience de combien sa culture peut avoir modelé son herméneutique biblique. C’est donc une Église qui s’interroge sur ses propres limites dans le langage, le fonctionnement, la liturgie et les rituels, pour y reconnaître et inclure une plus grande diversité.

Dans un sens, on aimerait toutes et tous considérer que notre paroisse, notre communauté, notre église est un lieu accueillant. Là aussi, c’est intéressant de mettre en commun notre compréhension du mot « accueil ».

Ce mot, même s’il se veut positif, traduit aussi les limites de notre posture puisqu’en « accueillant » on se met dans la position de celui ou celle qui est « déjà dans la place ». Ce n’est pas grave, c’est juste important d’en prendre conscience aussi.

Néanmoins, « s’accueillir les un·e·s les autres » c’est l’un des rares commandements de Jésus, et même avec nos limitations toutes humaines, c’est important de tendre vers cela.

Introduction à une réflexion en chantier : Noé l’accueillant

Ce soir, j’aimerais vous introduire à une réflexion sur le personnage de Noé. Cette réflexion m’a été partagée par la pasteure Agnès Von Kirchbach, qui offre des temps de retraite spirituelle dans son gîte chrétien au Vezelay, maintenant qu’elle y est à la retraite. D’ailleurs, n’hésitez pas à la contacter et à la solliciter. Je peux vous faciliter son contact.

C’est donc cette pasteure qui m’a rendue attentive à Noé. À ce personnage qui apparaît en Genèse 6 après 10 générations de patriarches à la très longue longévité (de 65 à 777 ans !), ces 10 générations bibliques donc probablement symboliques, mais néanmoins nécessaires pour quitter deux générations de violence brutale.

Une violence brutale

Le chapitre 6 de la Genèse est précédé de ce chapitre de transition, qui déroule ces 10 générations. Et les chapitres précédant, que nous connaissons souvent assez bien, ceux qui traitent de la création et des premiers-ères humain·e·s, et bien paradoxalement, ces chapitres sont remplis de violence.

Conjugale tout d’abord, avec Adam et Ève, qui ni ne s’écoutent ni ne se comprennent. De violence parentale ensuite puisque Caïn devient progressivement trop central pour sa mère et où ni son père ni son frère ne comptent. Et toute cette violence finit par engendrer une violence structurelle avec Caïn qui ne croit pas que l’Humain soit appelé à la fraternité. Quand on lit le texte en Genèse 4/5, on peut percevoir qu’il est angoissé, et lorsqu’il donne la mort, ça ne le dérange pas : il n’a pas compris la valeur de la vie.

Paradoxalement, quand sa propre vie est mise en difficulté, Caïn se recroqueville sur lui-même et Dieu ne peut plus avancer, en Genèse 4/9.

Caïn n’est pas apte à un échange, un dialogue et il botte en touche lorsque Dieu lui demande où est son frère, avec cette phrase si célèbre « suis-je le gardien de mon frère ? », qui amènera Dieu à l’exiler. Caïn, finalement, rejette la responsabilité de ses actes et de ses choix sur Dieu.

Quelle responsabilité avons-nous pour les actes de nos Églises ? Pouvons-nous rejeter les injustices que nous tolérons sur Dieu ?

Devant Caïn qui exprime enfin des sentiments, des affects lorsque Dieu le chasse (4/13), ce dernier décide de le marquer par un signe…de malédiction pour les uns ; de bénédiction pour les autres – lecture de la grâce- ; Agnès von Kirchbach le prend comme un signe mémoriel et mémorial : entre les humains et Dieu, voici où nous en sommes avec notre échange et un jour, il va falloir reprendre ce dialogue entre les hommes et les femmes marqués par la violence et Dieu. Mais avant toute chose, Dieu protège sa création, ce Caïn si imparfait et décevant.

Pour vous, d’ailleurs, ce signe en Genèse 4/13, comment le percevez-vous ?

Pour récapituler : ce qui précède le chapitre sur Noé c’est que la terre est remplie de violence. Dieu a même des paroles d’une extrême dureté, et on peut lire, en Genèse 6/7 : « L’Éternel dit : j’exterminerai de la surface de la terre l’homme que j’ai créé, depuis l’homme jusqu’au bétail, aux reptiles et aux oiseaux, car je regrette de les avoir faits. » Soudainement, nous sommes face à la déception de Dieu et cette déception devient force de destruction.

Qui a le droit de vivre dans l’Arche ?

À cette étape, je fais une petite pause pour vous demander : « quels sont les animaux que vous aimez beaucoup et quels sont les animaux dangereux/inutiles que vous aimeriez éliminer ? Et, d’une façon plus générale, vous êtes-vous déjà dit “tiens, telle vie ne mérite pas vraiment de se poursuivre ?” ».

Beaucoup d’enfants signalent les moustiques, les araignées…et nous, les adultes, nous avons souvent l’une ou l’autre personne qui nous semble insupportable et indigne de vivre.

Dans cette histoire invraisemblable de désamour soudain de Dieu, un homme, tout simple, apparaît. Il est juste, intègre et, à souligner, il marche AVEC Dieu. Il n’a pas de grandes qualités spirituelles, il n’est pas puissant ou brillant. Mais il est en marche, et il associe Dieu à cette marche.

La suite de l’histoire, on la connaît : Noé entend Dieu et prépare cette arche qui devient le seul refuge face à l’inondation du monde par la violence / inondation du monde violent.

Noé le juste, rempart contre la destruction totale

J’aimerais, à présent que le décor a été posé, faire un focus sur Noé.

Dans ce qui est narré dans ce chapitre, il me semble que la violence de destruction qu’entraîne le déluge est une manière d’estimer que ce que notre monde comporte comme vivants est trop vaste, trop dangereux, trop divers : dans le premier élan de Dieu, il n’y a plus de place pour rien car il y a TROP.

C’est encore une pause que j’aimerais maintenant faire avec vous : face à la diversité des situations conjugales et familiales, des identités de genre, sexuelles, est-ce que l’église n’aimerait pas se préserver de ce foisonnement ? Qu’en pensez-vous ? Concernant le mariage des couples de même genre, où voyez-vous que ça bloque ?

Les participant·e·s ont signalé l’inertie des Églises qui fait du mal aux personnes concernées…

Noé est choisi parce qu’il est juste, et sa seule existence remet face à Dieu l’importance de faire de la place pour tout le monde. Un seul juste, et ce n’est pas la seule histoire comme celle-là dans la Bible, et le monde peut être sauvé. Cela me rappelle le film « La liste de Schindler », par exemple.

Clairement, dans cette histoire de Déluge, on perçoit que la violence est omniprésente mais justement : on ne sait pas qui exactement est responsable de la violence. Et, dans le doute, on élimine tout ce qui met en danger le monde créé… Parfois, on a peur car tout ce qui nous entoure change, probablement trop vite pour certaines choses et trop lentement pour d’autres. Et on se braque, on ne voit plus la vie. On ne voit que la mort.

Mais un homme, qui marche avec Dieu, donne l’envie et l’énergie à Dieu de laisser émerger quelque chose qui était inexistant jusqu’alors : l’hospitalité. Et cette hospitalité se traduit de façon très claire, chez Noé : en refusant, à la suite de Dieu, d’opérer des discriminations parmi les bêtes, les enfants, sa femme et les belles-soeurs, beaux-frères…Dieu le lui souffle et Noé l’accomplit : il recueille, invite et s’engage à respecter chaque animal, par deux. En quelque sorte, il entend la parole de Dieu, qui relève presque de l’injonction paradoxale et laisse vivant le monde tel qu’il est, alors que ce n’est pas commode.

Une Arche qui soit un refuge ?

La métaphore de l’arche est aussi très parlante. Mettre tout le monde sous le même toit : est-ce possible ?

Le récit nous dit : à cause de la Parole de Dieu, c’est possible. Si le Salut doit advenir, c’est aussi en passant par cette hospitalité et cette  cohabitation. Par cette acceptation mutuelle de nos impossibilités relationnelles.

Objectivement, et les enfants lors des activités jeunesse nous le disent souvent, on ne peut pas imaginer que le loup et la louve vont cohabiter dans la paix avec la brebis et le bélier ! Et pourtant, le projet de l’arche de Noé c’est, en quelque sorte, de prouver que les animaux ont réussi là où les humains et les humaines ont échoué. Et c’est Noé qui a ouvert la voie, en inventant l’hospitalité.

L’invention de l’hospitalité

Cette hospitalité dépasse de loin l’accueil de l’étranger pour le loger un jour ou deux et le faire manger, tout en l’intégrant à la vie de famille. Par exemple, moi je viens de vivre 4 jours d’hospitalité chrétienne XXL avec votre pasteure Nicole Rochat. Mais l’hospitalité de l’arche va plus loin.

Comment la percevez-vous et avez-vous des exemples concrets qui vous viennent lorsque vous les imaginez dans cette arche ?

À ce stade, je vous propose un petit excursus à partir de la thèse de Jean Vilbas, qui est l’un des penseurs et théologiens de l’inclusivité et qui a consacré une partie de ses recherches à la question de l’hospitalité.

« Le philosophe Jacques Derrida distingue 2 figures d’étrangers associés à l’hospitalité : la première est celle de l’étranger qui peut prétendre à l’hospitalité conditionnelle ou d’invitation, inscrite dans une relation de réciprocité ; la seconde est celle de l’autre absolu qui reçoit une hospitalité inconditionnelle. Cette hospitalité de visitation est pure de tout calcul de la part de l’autre. Elle repose sur une ouverture radicale à l’autre, qui prône une justice ouverte et fait le pari d’être reçu par l’autre. Derrida suit Levinas dans sa compréhension de la radicale altérité de l’autre. Pour Paul Ricoeur, le déficit contemporain de l’hospitalité est lié à notre perte de la mémoire des grandes migrations. L’hospitalité est au cœur du système éthique qu’il élabore ; il invite l’individu à se mettre à la place d’autrui et à se placer en position d’étranger. Le don de l’hospitalité est fondateur du vivre-ensemble mais passe par l’accueil de l’autre comme semblable fondé sur le commandement de Lévitique 19/18 d’aimer son prochain comme soi-même. Il se décline de multiples manières, en particulier dans l’hospitalité linguistique qui requiert la traduction. »

Noé inaugure donc, dans la Bible, cette tradition qui la traverse d’accueillir l’étrange étranger, afin de s’ouvrir à une réalité radicalement différente de la mienne mais aussi afin de me reconnecter à notre humanité commune. En accueillant l’autre si différent, je me reconnais moi-même différent, étrange, freak ou queer, et je redécouvre cette notion d’amour inconditionnel, irrationnel même de Dieu, qu’on appelle parfois « extravagant. »

La non-discrimination

Noé inaugure aussi le fait de ne pas discriminer. Il recueille les animaux deux par deux, sans faire acception d’aucun d’entre eux et elles. Il ne se débarrasse pas du serpent, honni, ou du moustique qui pique.

En plus de les recueillir, d’en prendre soin et d’en assurer la cohabitation, Noé va jusqu’au bout de sa démarche puisqu’il fait monter les animaux et les humains puis il les fait descendre. Il a donné sa parole et il la tient.

Une des traditions dit qu’il a plu 40 jours, quel est le symbole d’après vous derrière ce chiffre de 40 dans la Bible ? C’est le chiffre de la naissance. La conception et la transformation se fait en toi. Où en êtes-vous dans la naissance d’une hospitalité noachique dans votre Église ?

Je terminerais en vous encourageant à découvrir combien la Bible nous met en garde contre les héros et les personnages exemplaires, puisque plus loin dans le récit, Noé le juste succombe tout à la fois à la boisson alcoolisée, à l’inceste et à la tromperie de ses filles, qui cèdent à la peur.

La Bible ne connaît pas les héros des mythologies des autres religions.

Mais ça, vous le verrez lors d’une autre étude biblique avec votre pasteure 😉

 

Joan Charras-Sancho, Neuchâtel le 02/11/2020