On ne prête qu’aux riches

Prédication du dimanche 19 novembre 2023 à Rochefort.
Textes bibliques: Matthieu 25,14-30 et Éphésiens 2,4-10

Il y a talent et talent

C’est bien connu, on ne prête qu’aux riches! Et il s’en faudrait de peu, d’une lecture un peu trop littéraliste de ce passage de l’évangile de Matthieu, pour le justifier. C’est la Bible qui le dit : « On donnera à celui qui a. Mais à celui qui n’a pas on ôtera même ce qu’il a. » Ah si c’est la Bible qui le dit…
Vous souriez, cela me réjouit. Vous avez bien senti l’ironie dans mes propos. Mais on n’est pas à l’abri de ce genre de lectures étriquées des textes. Mieux vaut, pour nous en prémunir, ne pas en rester aux slogans accrocheurs, mais prendre au sérieux l’entier du récit.

Une parabole ! Quelle invention géniale que la parabole. Une petite histoire de rien qui révèle de grandes vérités. Un récit pas compliqué qui nous emmène ailleurs pour mieux nous placer face à nous-mêmes. Une historiette qui, malgré la distance géographique et temporelle qui nous séparent du jour où elle a été racontée pour la première fois, parvient toujours à faire de l’effet.

La parabole des talents. C’est sous ce titre qu’elle est connue. En français, on a vite fait de jouer sur le double sens du mot talent. C’est une richesse de notre langue (sans mauvais jeu de mot) ! Le talent désigne aussi bien l’argent qu’une qualité, une disposition particulière. Eh bien figurez-vous que ce n’est pas à autre chose qu’à ce passage de l’évangile de Matthieu que nous devons ce double sens. C’est peut-être une évidence pour vous mais pour moi c’est une découverte. C’est en cherchant l’étymologie du mot talent que j’en ai pris conscience. C’est parce que depuis très longtemps on a fait une lecture métaphorique de cette parabole qu’en français s’est développé le sens nouveau donné au terme grec talanton qu’on a traduit, faute de mieux, en le francisant par talent. Si on parle aujourd’hui de talent pour nos signifier nos aptitudes, nos dons, nos charismes, c’est grâce à ces quelques versets et à la lecture symbolique qu’en ont faites les générations qui nous ont précédées.

Mais qu’est-ce alors que le talanton, le talent au sens premier ? Ce n’est pas tout à fait de l’argent. En tout cas ce n’est pas une monnaie. C’est une unité de mesure de masse. Un poids étalon qui équivaut à 25 kg environ. Ce que le maître confie à ses serviteurs, ce ne sont pas justes quelques pièces d’or, c’est une fortune. Les sommes articulées par les historiens sont impressionnantes. Un talent correspondrait à 15 à 20 ans de salaire d’un ouvrier. Imaginez donc celui qui se voit confier 5 talents. C’est l’équivalent de millions qui se retrouvent entre ses mains.

Que faire de tant d’argent ? Que feriez-vous ? C’est la question classique du test de personnalité : que ferais-tu si tu gagnais à la loterie ? Face au défi que représente une telle somme d’argent, les réactions des uns et des autres sont diverses. Il y a les gestionnaires qui deviennent incollables en placements et suivent l’évolution de chaque sou jusqu’à l’obsession, ceux qui flambent tout en peu de temps et finissent plus pauvres qu’avant, ceux qui perdent pieds et ne gèrent pas le changement de statut que la fortune engendre, ceux qui ne disent rien à personne, ne changent rien et vivent chichement assis sur un tas d’or. Quel millionnaire seriez-vous ? Ou êtes-vous peut-être… je ne sais pas.

Une fortune confiée

Le maître confie sa fortune de manière inéquitable entre ses serviteurs. A l’un 5, à l’autre 2, au troisième seulement 1. On pourrait s’attendre à un partage « chrétien », à parts égales, mais il n’en est rien. Le maître distribue selon les capacités de ses serviteurs. Il confie à chacun ce qu’il est capable de gérer. Si le maître de la parabole est Dieu, ou le Christ (ce qui est en général le cas dans ce type de parabole) cela me rassure de savoir qu’il me connaît suffisamment bien pour me confier ce qu’il sait que je suis en mesure de gérer.

Nous sommes des individus particuliers, connus et aimés de Dieu. Nous n’avons pas toutes et tous les même talents, les mêmes aptitudes, les mêmes responsabilités. Et c’est très bien ainsi. Ainsi nous n’avons pas à nous demander pourquoi nous ne sommes pas ce que nous ne sommes pas mais comment chacun d’entre nous peut faire fructifier ce qu’il ou elle a reçu. Imaginez un instant celui qui n’a reçu qu’un seul talent, si il en avait reçu 5. Cela l’aurait détruit. Il aurait été écrasé. Ce n’est pas ce que veut le maître. Dieu nous connaît et sait de quoi nous sommes capables. Il attend de nous que nous soyons à la hauteur de cette version de nous-mêmes qu’il voit, qu’il encourage, qu’il suscite.

Il confie un part de sa richesse. Nous en sommes dépositaires. Et j’aime bien lire en regard de cette parabole cette parole de l’épître aux Éphésiens : « Dieu nous a créés pour que nous menions une vie riche en actions bonnes, celles qu’il a préparées afin que nous les pratiquions. » Tout est là, tout a été préparé. Ce qui dépend de nous, c’est notre capacité à entrer dans un agir qui nous précède, à habiter le bien et le beau que Dieu appelle de ses vœux et qu’il a créé de ses mains.

3 serviteurs, 3 résultats

Voici cette richesse que le maître confie à ses serviteurs. Le premier agit sans tarder. « Aussitôt » dit le texte. Et cela marche, les 5 talents qu’il avait reçu en deviennent bientôt 10. Du deuxième, on ne sait pas si c’était aussi rapide. Toujours est-il que l’efficacité était là. Il double la mise. Et le troisième ? Le troisième enterre, il cache, il assure.

Voilà venu l’heure des comptes. C’est le retour du maître. Les deux premiers serviteurs ont droit au même jugement. Il n’y a pas de distinction. Le maître n’est pas un comptable. 5 valent autant que 2. Ce qui est apprécié c’est la capacité à faire fructifier ce qui leur avait été donné. Ils sont qualifiés de bons et fidèles. Dignes de confiance pour une petite affaire, ils s’en verront confier de grandes. Une petite affaire ?!?… Quand on sait ce que valait un talent, on peut s’imaginer la réaction des premiers auditeurs de la parabole. Une telle somme n’est pas une petite affaire !

Les paraboles aiment bien jouer sur les exagérations, elles provoquent nos réactions et participent à voir les enjeux de ces petites histoires qui n’ont l’air de rien. Peut-être la gestion de 5 ou 2 talents est-elle qualifiée de petite affaire parce que, sommes toutes, l’argent n’est pas si important. Il existe des valeurs et des dons bien plus précieux que les espèces sonnantes et trébuchantes. Ou alors cette appréciation du maître permet-elle d’insister sur l’immensité de sa richesse à lui. Les quelques talents qu’il a confié avant son départ ne sont de loin pas toute sa fortune. Celle-ci est bien plus grande, voire infinie.

Il donne et ne reprend pas

A son retour, si le maître fait les comptes, c’est bien parce qu’il vient récupérer son bien. Bon et fidèle serviteur, dis-moi combien tu as gagné ? Dis-moi de combien s’agrandit ma fortune ? Et on est en droit de s’attendre à ce qu’un bon et fidèle serviteur qui a bien fait fructifier le bien s’en voit récompenser par un salaire honorable. Eh bien ce n’est pas ainsi que procède le maître. Ce maître là, lorsqu’il confie, il ne reprend pas. Le serviteur qui s’était vu confier 5 talents non seulement les garde au retour du maître, mais le fruit de son placement lui revient aussi. Et s’ouvre même devant lui la promesse qu’il lui en sera donné encore plus. De même pour le 2e serviteur. Tous deux sont invités, en plus, à entrer dans la joie de leur maître.

C’est la grâce. Celle qui abonde et surabonde. Ce que Dieu donne, il ne le reprend pas. Sa joie est entière. Une petite part de nous aimerait bien que la parabole s’arrête ainsi. L’amour de Dieu, sa grâce, sa joie c’est un message que nous aimons bien. La fin de la parabole, elle, nous dérange voire provoque quelques grincements de dents…

J’aurais aimé que Dieu soit bon pédagogue. Qu’il dise au troisième : vois comme les autres ont réussi à faire fructifier leurs talents. Va, je te pardonne et la prochaine fois, ne sois pas si timoré.

Mais voilà, on ne peut pas réécrire les textes. Et à vrai dire tant mieux car on découvre de plus grandes richesses de sens en se confrontant à ce qui nous dérange.

Celui qui ne reçoit pas s’exclut du don

Voilà le troisième serviteur qui s’approche. Je l’imagine les épaules basse, l’échine courbée. Il fuit le regard du maître et marmonne de manière à peine audible. « Je savais que tu étais un homme dur, qui moissonnes où tu n’as pas semé, et qui récoltes où tu n’as pas répandu. J’ai eu peur et je suis allé cacher ton talent dans la terre. Voici, prends ce qui est à toi. »

De cette déclaration, j’aimerais relever trois éléments. Le premier, c’est que le serviteur exprime la vision qu’il a du maître. Un homme dur. Et sa vision du maître a été déterminante pour son action. Deuxième élément : la peur. Il a eu peur. Peur du maître, peur de sa réaction. Peur peut-être aussi de ne pas être à la hauteur. Troisième élément : il a joué la sécurité. Il voulait être sûr de ne pas perdre le talent du maître et cela doit être mis à son crédit.

Ces trois éléments sont symptomatiques d’une chose. Le troisième serviteur ne s’est pas considéré comme destinataire ou dépositaire d’une part de la fortune du maître. Il a toujours considéré que ce talent appartenait au maître. Le moins qu’il devait faire était de la lui rendre intacte. Voici, reprends ce qui est à toi ! Lui dit le serviteur. Comme si ce talent dont il ne savait pas quoi faire lui brûlait les mains et qu’il était soulagé enfin de pouvoir s’en défaire.

Le serviteur timoré n’a pas reçu le talent comme un don. Il ne l’a jamais accepté. Rien ne lui tardait tant que de s’en débarrasser. Il ne pouvait donc pas en faire quoi que ce soit de beau ou de bon. Dans sa réponse, le maître reprend ses paroles. Mais pas le qualificatif d’homme dur. Cette vision là, elle appartient au serviteur, le maître ne s’y retrouve pas. Et c’est bien cette vision déformée du maître qui a déterminé l’action du serviteur timoré.

Si nous croyons à un Dieu juge et impitoyable, nous ne pouvons que le craindre ou le fuir. Si nous croyons à un Dieu juste et bon, nous pouvons faire l’expérience de son amour. La parabole nous rappelle une fois de plus que laisser la peur déterminer nos choix est un chemin vers les ténèbres et pas vers la lumière. Mais c’est parfois plus facile à dire qu’à vivre vraiment.

Un conseil du maître : si tu ne te sentais pas à la hauteur pour faire fructifier ce bien, tu aurais pu le confier à la banque. Les coups de mains ne sont pas interdits, ils sont même encouragés. Ce qui est condamné en revanche, c’est l’inaction dictée par la peur. Le maître n’aurait sans doute pas été en colère si le serviteur avait perdu une partie du talent pour autant qu’il ait risqué quelque chose.

Le troisième serviteur s’est condamné lui-même, il s’est enterré dans une vie sans espérance, condamné à macérer dans ses regrets. Ce n’est pas le maître qui est impitoyable, c’est l’image que s’en fait celui qui n’a pas accepté son don.
Peut-être cette aventure lui aura-t-elle ouvert les yeux ?
Peut-être la parabole aura-t-elle eu cet effet sur les auditeurs de Jésus ?
Peut-être aura-t-elle aujourd’hui encore le pouvoir de nous secouer ?
Et de nous amener à nous demander : quel serviteur suis-je ?
Quels talents Dieu m’a-t-il confié ? Lui qui me connaît et me donne selon mes capacités.
Comment puis-je les faire fructifier ?
Et ainsi entrer dans la joie divine ?

Amen