Message d’Yvan Bourquin lors du culte du 2 mars au temple de Rochefort.
22Ils arrivèrent à Bethsaïda ; là, on amena à Jésus un aveugle et on le pria de le toucher.23Jésus prit l’aveugle par la main et le conduisit hors du village. Puis il lui mit de la salive sur les yeux, posa les mains sur lui et lui demanda : « Peux-tu voir quelque chose ? »24L’aveugle leva les yeux et dit : « Je vois des gens, je les vois comme des arbres, mais ils marchent. »25Jésus posa de nouveau les mains sur les yeux de l’homme ; celui-ci regarda droit devant lui : il était guéri, il voyait tout clairement.26Alors Jésus le renvoya chez lui en lui disant : « N’entre pas dans le village. »Marc 8, 22 à 26
Première lecture (« en suivant le fil du récit »)
- Le nœud est ici clairement délimité : « Ils arrivent à Bethsaïda; on lui amène un aveugle et on le supplie de le toucher» (v. 22). De là découle un léger suspense entraînant le pronostic du lecteur : Jésus y parviendra-t-il ? Le suspense peut être qualifié de « léger », du fait que Jésus a déjà guéri un sourd-muet en 7,32-37, donc peu auparavant dans le récit. Le fait de conduire l’infirme à l’écart et de lui appliquer de la salive ne surprend pas davantage le lecteur, puisque cela s’est produit pour le sourd-muet. Même la question pourtant inhabituelle de Jésus : « Vois-tu quelque chose ?» ne provoque aucun étonnement, tant le lecteur est sûr d’une réponse positive.
- La surprise provient du v. 24 : « J’aperçois les gens, répond l’aveugle, je les vois comme des arbres, mais ils marchent ». Comment concilier le savoir-faire de Jésus avec ce « ratage » ? Le lecteur est décontenancé… C’est la première fois que Jésus paraît se trouver en difficulté au cours d’une guérison. Cette situation génère chez le lecteur de l’incertitude, qui prend la forme de curiosité (« que se passe-t-il ? ») et de suspense (« que va-t-il arriver ? »).
- Quoi qu’il en soit, le dénouement ne se fait pas attendre : après une deuxième imposition des mains, l’aveugle est guéri. Le texte insiste fortement : l’homme vit clair, il voyait tout distinctement.
- L’embarras du lecteur subsiste après le dénouement. Celui-ci répond au suspense, mais n’apaise pas la curiosité, qui change de registre : pourquoi l’auteur a-t-il mentionné cet incident qui fait tache ? Pourquoi avoir conservé cette trace gênante – surtout que les expressions du v. 25 donnent l’impression que l’on a voulu réparer un effet désastreux ?
Deuxième lecture (« en amont et en aval »)
- En amont : avalanche de questions sans réponse à propos des pains ; Jésus rappelle aux disciples deux occasions où il a nourri une foule dans un endroit isolé (une fois chez les Juifs et une fois chez les païens), et le lecteur se souvient du point de vue évaluatif de l’auteur : « Ils n’avaient rien compris à l’affaire des pains, leur cœur était endurci » (6,52). Ce jugement traduit l’éloignement progressif des disciples par rapport à Jésus.
- En aval : confession de Pierre et première annonce de la Passion, avec la terrible apostrophe de Jésus à son disciple : « Derrière moi, Satan » (8,33). Ce qui renvoie également aux deux autres annonces de la Passion et à l’attitude inconsidérée des disciples en général, et de Jacques et Jean en particulier.
- Le problème réel de tout le passage, c’est donc l’aveuglement des disciples, leur difficulté à voir et à comprendre, comme le reproche leur en est fait en 8,21 : « Ne comprenez-vous pas encore ? » Le lecteur comprend alors que la guérison de l’aveugle, effectuée en deux temps, est une sorte de « parabole » de la difficulté extrême, pour Jésus, à ouvrir les yeux de ses disciples. En réalité, Mc 8,22-26 condense tout un parcours qui va de 6,30 à 14,72. À ce titre, il constitue un véritable « jeu de miroirs ». Beaucoup de commentateurs en sont restés à ce constat. C’est pourquoi je propose une troisième lecture.
Troisième lecture
- Le lecteur du deuxième évangile est « dé-routé », selon l’expression de Daniel Marguerat. Corina Combet-Galland le présente comme un être en équilibre instable, soumis au questionnement, un homme ou une femme dont le savoir est systématiquement mis en question.
- Un personnage évoque de manière dramatique ce lecteur dans toute sa vulnérabilité : le père de l’enfant épileptique, amené à confesser sa foi en même temps que son incrédulité (9,24).
- Et c’est là que tout s’éclaire, à la troisième (ou à la « énième ») lecture. La confession de ce père, je crois / mais si mal, renvoie le lecteur à celle de l’aveugle, je vois / mais si mal. En effet, un élément textuel soutient cette lecture : dans les deux cas, cette confession provient d’un homme interrogé (Mc 8) ou mis en question et poussé dans ses derniers retranchements (Mc 9).
- Ce qui était un bloc erratique devient un condensé de tout l’évangile, une « mise en abyme » qui suscite chez le lecteur une émotion profonde et durable – car il s’est reconnu, avec tous ses nœuds existentiels, dans cet aveugle en voie de guérison !